
Les autorités des Émirats arabes unis poursuivent leur campagne de répression et d’intimidation à l’encontre des prisonniers d’opinion et des opposants politiques, en utilisant la justice et les lois antiterroristes comme instruments de leur lutte contre les droits humains. Le 26 juin 2025, la « Cour suprême fédérale » des Émirats a ainsi confirmé, à l’issue d’un recours partiel, des peines de réclusion à perpétuité infligées à 24 prisonniers d’opinion accusés d’être liés à ce qu’elle désigne comme « l’affaire de l’organisation terroriste Justice et Dignité », selon l’agence de presse officielle WAM.
Les autorités n’ont pas révélé les noms des personnes condamnées, mais le verdict précise que « le tribunal doit appliquer la peine correspondant aux deux infractions les plus graves — financement d’une organisation terroriste et collaboration avec celle-ci — en tenant compte des peines déjà exécutées. Le tribunal rejette l’argument selon lequel la procédure pénale relative à ces deux chefs d’accusation serait close en vertu d’un jugement définitif rendu dans l’affaire n°79/2012 de la Cour de sûreté de l’État, car ce jugement ne portait que sur l’accusation de création et gestion de l’organisation ‘Dawaa Al-Islah’ (Appel à la réforme), conformément à l’article 180/1 du Code pénal, sans aborder spécifiquement les crimes de financement et de collaboration définis par la loi n°1/2004 sur la lutte contre le terrorisme, lesquels prévoient des sanctions distinctes et plus sévères. »
Me Rachid Mesli, directeur d’Alkarama, a souligné que cette décision apparaît comme une tentative du gouvernement émirien pour éluder les accusations de « violation flagrante et répétée du principe interdisant de juger une personne deux fois pour les mêmes faits après un jugement définitif, sans oublier que les détenus ont déjà purgé leur peine dans le cadre d’un procès dépourvu de garanties d’équité. »
Alkarama avait déjà vivement dénoncé, le 10 juillet 2024, les condamnations arbitraires prononcées par un tribunal émirien à l’encontre de 53 prisonniers politiques, victimes de procès à répétition. Plusieurs d’entre eux avaient déjà fait l’objet d’avis du Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire dénonçant ces détentions et exigeant leur libération.
À cette occasion, Alkarama avait saisi les mécanismes compétents des Nations unies en matière de droits humains, estimant que ces nouveaux procès et condamnations injustes constituaient une tentative de l’État partie d’échapper à ses obligations de coopération de bonne foi avec les instances onusiennes, ainsi qu’une violation de ses engagements au regard du droit international des droits de l’homme.
La Cour d'appel fédérale d’Abu Dhabi (section sûreté de l’État) avait condamné 53 accusés, dont des prisonniers d’opinion, des militants politiques, des avocats, des enseignants et six sociétés, pour création et gestion d'une organisation terroriste sous le nom de « Comité Justice et Dignité », et d’une autre appelée « Dawaa Al-Islah », toutes deux considérées par les autorités comme affiliées aux Frères musulmans, interdits aux Émirats.
Le tribunal avait alors prononcé des peines de réclusion à perpétuité pour 43 accusés, 15 ans de prison pour cinq autres jugés coupables de soutien présumé à Dawaa Al-Islah (notamment via articles et tweets) en connaissance de son opposition à l’État, ainsi que 10 ans de prison et une amende de 10 millions AED pour cinq derniers accusés reconnus coupables de blanchiment d’argent lié à la création et au financement d’une organisation terroriste.
En revanche, la cour avait déclaré éteinte l’action publique pour 24 accusés sur les chefs d’« coopération et financement de Dawaa Al-Islah » et acquitté un autre, les peines ayant été prononcées pour 78 personnes sans préciser le sort de six autres initialement incluses dans le procès, tout en précisant que ces décisions peuvent faire l’objet d’un recours devant la Cour suprême fédérale.
Procès répétés
Début janvier 2024, les autorités émiriennes avaient repris les poursuites contre des dizaines de prisonniers politiques ayant déjà purgé leurs peines. Le procureur général avait alors renvoyé 84 prisonniers politiques devant le tribunal d’Abu Dhabi, les accusant, en majorité membres des Frères musulmans, d’avoir créé une nouvelle organisation secrète en vue de commettre des actes violents et terroristes dans le pays.
Dans un communiqué officiel, le procureur affirmait que « les accusés avaient dissimulé ces crimes présumés ainsi que leurs preuves avant leur arrestation et leur procès en 2013 (affaire n°17/2013 – sûreté de l’État) ».
Me Rachid Mesli avait qualifié ces poursuites de « mascarade majeure et mépris total de la justice », dénonçant une « violation flagrante du principe interdisant de juger une personne deux fois pour les mêmes faits après un jugement définitif, sans oublier que les peines avaient déjà été purgées à l’issue de procès inéquitables ».
Il déclarait : « Par cette démarche, les autorités émiriennes aggravent les violations des droits des victimes et pratiquent une forme d’exécution lente, tout en fuyant leurs obligations internationales, notamment leur devoir de coopération de bonne foi avec les procédures spéciales des Nations unies, en particulier le Groupe de travail sur la détention arbitraire, qui a rendu plusieurs avis soulignant le caractère arbitraire de ces détentions et exigeant leur libération et réparation. »
Il ajoutait que les autorités d’Abu Dhabi, loin de suivre les recommandations du Groupe, « instaurent un climat d’absurdité où la primauté du droit disparaît, laissant place à la brutalité et à la coercition étatique comme mode de gouvernance dominant ».
Avis du groupe onusien
La reprise des procès survient plus d’un an après que le Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire a, pour la quatrième fois, exigé la libération de ces opposants pacifiques, détenus pour avoir exercé leur liberté d'expression et demandé des réformes politiques.
L’avis visait 12 citoyens parmi les 94 arrêtés en 2012 à la suite du « Printemps arabe », condamnés à 10 ans de prison pour « terrorisme » et « cybercrimes ».
Les autorités émiriennes avaient alors mené une vaste campagne d’arrestations visant notamment des universitaires, magistrats, avocats et défenseurs des droits humains, après qu’ils eurent adressé une pétition au président et au Conseil suprême demandant des réformes démocratiques. Ils furent détenus au secret, soumis à la torture, avant d’être condamnés dans ce qui fut la plus grande procédure collective de l’histoire du pays, connue sous le nom d’« Émirats 94 ».
Centres de réhabilitation (Munasaha)
Le Groupe onusien avait également soulevé la question des détentions dans les centres de « réhabilitation » décidées par les tribunaux pour la sûreté de l’État, sur demande du parquet. La loi antiterroriste ne fixe pas clairement la durée maximale de détention dans ces centres ni l’obligation de renouveler l’ordre de détention. Selon l’article 40(3) de la loi antiterroriste et l’article 11 de la loi sur les centres de réhabilitation, le centre doit transmettre un rapport trimestriel au procureur, qui le transmet à son tour au tribunal avec son avis sur la dangerosité éventuelle du détenu. Le tribunal peut alors décider de la libération si la « situation » du détenu le permet.
Activité d’Alkarama
Pour Alkarama, ces nouveaux procès et peines constituent une forme de torture psychologique infligée à des personnes ayant déjà purgé de longues peines et espérant recouvrer leur liberté. Cette pratique reflète le mépris des Émirats pour les recommandations du Comité contre la torture lors de l’examen initial de l’État en 2022, auquel Alkarama avait contribué via un rapport parallèle et en participant au briefing des ONG au Bureau du Haut-Commissariat à Genève, en juillet 2022.
Le Comité avait, dans ses observations finales d’août 2022, recommandé à l’État partie de garantir que les lois antiterroristes et relatives à la sûreté de l’État soient pleinement conformes aux normes internationales, notamment en offrant toutes les garanties juridiques fondamentales (paragraphe 13 du commentaire général n°2 de 2007), et de poursuivre et sanctionner les responsables d’actes de torture.
Le Comité avait aussi recommandé que la détention dans les centres de réhabilitation soit strictement limitée dans le temps et clairement définie par la loi, et que les détenus puissent contester la légalité de leur détention. Il avait également insisté sur l’alignement des conditions de détention sur les Règles minima des Nations unies pour le traitement des détenus (Règles Nelson Mandela), et sur la nécessité de renforcer la coopération avec les mécanismes onusiens, y compris en autorisant les visites du Groupe de travail sur la détention arbitraire et d’autres experts des droits humains.
Il est important de souligner que les Émirats continuent de détenir plus de 60 prisonniers d’opinion, dont la plupart ont purgé leur peine depuis juillet 2022, mais restent emprisonnés sous le prétexte de « réhabilitation » (Munasaha), malgré une série de violations, de tortures et de mauvais traitements.
Parmi eux figure l’éminent avocat et défenseur des droits humains Dr Mohammed Al-Roken, qui a purgé 10 ans de prison sur la base d’un jugement inéquitable. Depuis des années, Alkarama œuvre sur le dossier de Dr Al-Roken et d'autres prisonniers d’opinion et opposants politiques émiratis, notamment ceux du groupe « Émirats 94 », en déposant des plaintes individuelles auprès des procédures spéciales onusiennes. Le Groupe de travail a, à plusieurs reprises, conclu au caractère arbitraire de ces détentions et exigé leur libération. Alkarama a également rappelé leur cas lors de l’Examen périodique universel du Conseil des droits de l’homme, et publié de nombreux communiqués de presse.
Précédentes décisions onusiennes
À la suite des plaintes d’Alkarama et d’autres ONG, le Groupe de travail avait adopté en 2013 (Avis n°60/2013 du 9 septembre) un avis confirmant que les accusations portées contre ces prisonniers relevaient de l’exercice légitime de la liberté d’expression et que les restrictions imposées étaient ni proportionnées ni justifiées. Il avait souligné que les personnes concernées avaient été détenues à l'isolement sans base légale et que les charges retenues étaient vagues et imprécises, concluant à de graves violations des droits à un procès équitable et à la liberté d'expression.
Le Groupe avait déjà adopté les avis n°64/2011 et n°8/2009, dans lesquels il concluait à des violations de la liberté d’opinion et d’expression, de réunion pacifique et d’association (articles 7 et 10 de la Déclaration universelle des droits de l’homme), ainsi que de l’interdiction de la détention arbitraire (article 9). Il avait exprimé sa préoccupation face à cette pratique systématique des Émirats et insisté sur la nécessité pour l’État de se conformer au droit international.