Alors que le président américain Barack Obama s'apprête à prononcer demain un discours sur la politique de lutte anti-terroriste de son administration, Alkarama et l'ONG yéménite HOOD ont soumis à deux experts de l'ONU des informations que les deux organisations ont rassemblées sur la frappe aérienne américaine de Radaa du 2 septembre 2012, une tentative d' « assassinat ciblé » qui a causé la mort de douze civils.
Le président américain devrait reconsidérer l'usage des « assassinats ciblés » dans sa politique de lutte contre le terrorisme au vu des preuves de plus en plus nombreuses que ces opérations, comprenant des frappes par avions, par drones ou l'envoi de missiles, conduisent à la mort de nombreux civils. Alkarama et HOOD demandent aux autorités américaines et yéménites d'ordonner l'ouverture d'une enquête indépendante et efficace sur ce qu'elles considèrent comme étant des exécutions extrajudiciaires, d'établir la responsabilité et de juger les responsables.
L'expert de l'ONU Ben Emmerson présentera les résultats de son enquête à l'automne prochain
Le 24 janvier dernier, le Rapporteur spécial sur la protection des droits de l'homme dans la lutte antiterroriste, Ben Emmerson, a lancé une enquête afin d'examiner les preuves disponibles montrant que les tirs de drones et les autres formes de frappes ciblées ont provoqué des victimes civiles de façon disproportionnée" en vue de déterminer s'il y a des "soupçons sérieux d'exécutions extrajudiciaires". L'enquête, menée par une équipe de dix experts, se concentrera sur 25 études de cas du Pakistan, du Yémen, de la Somalie, d'Afghanistan et des Territoires palestiniens occupés. Les résultats de cette enquête seront présentés à la prochaine session de l'Assemblée générale des Nations unies à l'automne prochain. Dans ce cadre, Alkarama et HOOD soumettront des informations détaillées sur dix attaques ciblées au Yémen au Rapporteur spécial de l'ONU Ben Emmerson. L'affaire de l'attaque de septembre 2012 à Radaa est la première de cette série.
Radaa: Cible ratée. 12 civils tués.
Le 2 septembre 2012, une Toyota Land Cruiser transportant 14 Yéménites, tous des civils, entre les villes de Radaa et de Dhamar a été détruite par deux missiles. Onze personnes, dont deux enfants et une femme, sont mortes sur le coup. Une autre est décédée quelques mois après à cause de ses blessures.
Deux jours plus tard, le représentant d'Alkarama au Yémen, Mohamed Al-Ahmady, a rencontré trois des survivants de l'attaque à l'hôpital public de Sanaa en dépit des tentatives des services de sécurité yéménites de n'autoriser aucune visite. Selon le directeur de l'hôpital, les trois survivants étaient couverts de brûlures au second degré et les corps des onze autres victimes sont arrivées dans un tel état à l'hôpital qu'elles n'ont pu être identifiées que grâce à leurs effets personnels.
Nasser Mabkhout Al Sabuly, le conducteur de la camionnette âgé de 45 ans, se souvient : « Il était à peu près quatre heures de l'après-midi. On revenait tous du marché de Radaa où on était allé comme d'habitude vendre nos produits. (...) Alors que je conduisais, j'ai vu deux avions survoler la voiture puis l'un des deux a commencé à se rapprocher de plus en plus. » Le fermier nous a confié qu'il ne s'attendait pas à une telle attaque : « Il n'y avait que des civils dans la voiture ». Il poursuit : « Alors l'avion s'est mis à voler de plus en plus bas et la première roquette a été tirée et a touché l'avant de la camionnette, ce qui l'a renversée et causé un incendie. »
"Un déluge de feu brûlant des corps", c'est tout ce dont parvient à se rappeler M. Al Sabuly de la première frappe. Des passants rapportent qu'en l'espace de quelques secondes un second missile a été tiré, sans doute pour s'assurer que tous les passagers du véhicule avaient effectivement été tués.
Un autre survivant de l'attaque déclare : « L'avion volait si bas. Pour sûr, le pilote a dû nous voir. Voir qu'on n'avait pas d'armes. Voir que parmi nous, il y avait une femme et deux enfants."
Dawla Al-Sabuli, une fillette de 8 ans, embrassait sa mère lorsqu'elle a été tuée. A la morgue de l'hôpital de Dhamar, où étaient entreposés les cadavres des victimes, elle a été retrouvée les bras encore ouverts de l'étreinte. Le garçon de 13 ans, Mabrouk Al Daqari est aussi mort lors de l'attaque. Son père confie : « Tout le monde Mabrouk. Jusqu'à aujourd'hui, on n'arrive pas à annoncer la mort de Mabrouk à son grand-père ».
Les autorités yéménites se sont empressées d'annoncer que les victimes de l'attaque étaient des militants d'Al-Qaida et que c'était un avion yéménite qui était responsable de l'attaque. Elles ont déclaré que la cible visée était Abderrauf Al Dhahad, un leader présumé d'Al-Qaida habitant Radaa qui devait se trouver dans une voiture empruntant la même route. Cependant, le conducteur de la camionnette M. Al Sabuly est formel : aucun véhicule ne se trouvait à proximité de sa voiture. De plus, des observateurs militaires émettent de sérieux doutes quant à la capacité de l'aviation yéménite d'entreprendre une telle attaque.
Alkarama et HOOD étaient présentes aux funérailles des victimes à Dhamar. Les inhumations ont été réalisées au mépris des procédures : aucune autopsie n'a été réalisée sur les cadavres et aucun certificat de décès établissant la cause du décès n'a été délivré par les autorités locales.
Des officiels yéménites ont fini par admettre plus tard que c'était un avion américain qui avait tiré les deux missiles sur la voiture et tué les douze civils. Déclaration confirmée en décembre 2012 par des responsables américains à Washington qui ont finalement admis leur responsabilité dans l'attaque, disant que c'était un avion du département de la Défense américain qui avait touché la camionnette, sans d'autre explication.
"Nous, on n'est pas des terroristes. On n'est pas Al-Qaida. On n'a rien à cacher. On est juste de pauvres gens qui essayons de joindre les deux bouts. C'est tout. », dit Jamal Al Sabuly qui a perdu des membres de sa famille dans l'attaque.
Les autorités yéménites ont fini par admettre que les victimes étaient des civils et n'étaient en aucun cas impliquées dans des activités armées ou criminelles. Le 20 septembre 2012, une délégation envoyée par les autorités yéménites aurait rencontré les victimes pour leur donner une compensation financière. Les deux survivants ont reçu 5000 dollars, ce qui ne représentait pas une somme suffisante pour couvrir les dépenses médicales en Egypte.
Dans le ciel, la guerre ; sur terre, des exécutions sommaires
2012 a sans aucun doute été l'année la plus meurtrière depuis la première frappe aérienne américaine au Yémen en novembre 2002. Selon le journaliste yéménite Ali Al Shabani, 109 attaques aériennes ont été menées en 2012 par les forces américaines en coopération avec les autorités yéménites dans neuf provinces différentes, qui ont causé la mort de 490 personnes, dont 390 civils.
Cette recrudescence des attaques est clairement liée à l'offensive américano-yéménite au printemps 2012 contre des groupes armés locaux, notamment Ansar Al Shariah, qui a pris le contrôle de certaines parties d'Abyan en 2011.
Suite à cette opération militaire, les groupes ont fui les grandes villes de la province d'Abyan pour se réfugier dans des villes et des provinces plus petites. Au cours des années 2011 et 2012, les habitants d'Al Baydha se sont plaints plusieurs fois que la région était surveillée par des aérodynes télécommandés (généralement connus sous le nom de drones), sans doute utilisés pour rassembler des informations en vue d' « assassinats ciblés » de chefs de groupes armés.
Dans l'attaque de Radaa en 2012, la cible n'était même pas présente sur les lieux et les 12 civils, sans armes, n'étaient impliqués dans aucune activité terroriste ou criminelle. Les douze personnes ont étaient victimes d'exécutions extrajudiciaires, en violation des législations nationales américaine et yéménite et du droit international des droits de l'homme.
« La liberté individuelle, la dignité et la sécurité est garantie et protégée par l'Etat »
Mohammed Muqbal qui a perdu trois membres de sa famille dans l'attaque de Radaa déclare : « Nous demandons au gouvernement yéménite de protéger les droits de ses citoyens. Il doit stopper les attaques américaines. Comme on dit chez nous, la maison ne peut être réparée que par son propriétaire. »
Les dizaines d'attaques par avions, drones, missiles ou autres appareils aériens conduites par le gouvernement américain sur le sol yéménite depuis 2002 qui ont été reconnues par les autorités des deux pays confirment que le gouvernement yéménite a connaissance de ces assassinats. Alors que le responsable de ces exécutions est un état étranger, à savoir les Etats Unis d'Amérique, le gouvernement yéménite a manqué de garantir à ses citoyens leur droit à la sécurité en autorisant un état étranger à perpétrer ces assassinats sur le territoire qui se trouve sous sa juridiction, au mépris de l'article 48(a) de sa constitution qui stipule : « La liberté individuelle, la dignité et la sécurité est garantie et protégée par l'Etat ».
« Toute personne suspectée ou poursuivie est présumée innocente tant que sa culpabilité n'a pas été établie »
Les victimes de l'attaque de Radaa n'ont fait l'objet d'aucune procédure légale qui aurait pu permettre d'établir les présumés chefs d'accusations et contre lesquels ils auraient pu se défendre. Le fait qu'ils ont été ciblés et exécutés constitue une violation de l'article 47 de la constitution yéménite qui stipule : « Toute personne suspectée ou poursuivie est présumée innocente tant que sa culpabilité n'a pas été établie »
Le cinquième amendement de la constitution américaine énonce : « Nul (...) ne pourra être privé de sa vie, de sa liberté ou de ses biens sans procédure légale régulière ». L'attaque de Radaa a été menée en-dehors de toute procédure légale régulière, en contradiction manifeste avec ce principe. L'exécution de ces douze personnes a été conduite et reconnue par les forces américaines. Aucune procédure légale justifiant les motifs de la prise pour cible de cette voiture n'a été fourni au public ni aux familles de victimes.
« Nul ne peut être arbitrairement privé de la vie"
Le Yémen et les Etats-Unis sont tous deux parties au Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui stipule à son article 6 : « Nul ne peut être arbitrairement privé de la vie".
Le gouvernement yéménite a reconnu que les victimes étaient des civils. Il est ainsi impossible pour les gouvernements américain et yéménite d'invoquer des réserves ou des circonstances exceptionnelles leur permettant de déroger à cet article et de justifier la violation du droit à la vie des victimes.
L'attaque de Radaa est l'une des rares affaires dans lesquelles les autorités américaines et yéménites ont toutes deux reconnu leur responsabilité dans l'opération. Néanmoins, à ce jour, aucune enquête indépendante sur cette frappe n'a été ouverte afin de clarifier les chaînes de commandement et la procédure du « ciblage », de la traque et de l'exécution de ces civils. Personne n'a été jugé pour cette attaque et des dizaines d'autres ont été menées depuis. Enfin, aucune indemnisation appropriée et juste n'a été donnée aux familles de victimes.
Nous avons documenté une série d'attaques aériennes effectuées par des avions militaires ou des drones entre 2009 et 2013 dans différentes provinces du Yémen au nom de « la guerre contre le terrorisme ». Le contexte politique dans lequel se déroulent ces frappes montre bien que les Etats-Unis dépassent largement leur objectif annoncé qui est celui d'éliminer les terroristes qui menaceraient leurs intérêts. Il est extrêmement préoccupant de constater l'identité même des cibles n'est pas établie, leur responsabilité dans des actes criminels ou terroristes n'est pas prouvée, qu'aucune charge n'est retenue contre eux et enfin, qu'il ne soit pas envisagé de les arrêter et de les présenter devant un tribunal.
Nos organisations ont soumis aujourd'hui des informations détaillées relatives à l'exécution de ces douze civils à Christof Heyns et à Ben Emmerson, Rapporteurs spéciaux de l'ONU sur les exécutions extrajudiciaires et sur la protection des droits de l'homme dans la lutte anti-terroriste. Les deux organisations leur demandent d'intervenir auprès des autorités américaines et yéménite afin qu'elles ordonnent l'ouverture d'enquêtes indépendantes, impartiales et efficaces sur ces exécutions et qu'elles jugent les responsables. Alkarama et Hood appellent les autorités des deux pays à reconsidérer leur politique d'assassinats ciblés au Yémen.
Détails sur les 12 victimes tuées lors de l'attaque de Radaa le 2 septembre 2012:
1. M. Isma'il Mabkhout Muhamad Al Sabuly ( الصبولي إسماعيل مبخوت محمد ), Yéménite âgé de 25 ans, fermier, marié, résidant habituellement au village d'Al Sabul, Ould Rabee, région de Qifa, gouvernorat d'Al Bayda'
2. M. Saddam Hussein Muhamad Sa'd Al Zaydi Al Sabuly (الصبولي الزيدي صدام حسين محمد سعد ), Yéménite âgé de 18 ans, étudiant, célibataire, résidant habituellement au village d'Al Sabul, Ould Rabee, région de Qifa, gouvernorat d'Al Bayda'
3. M. Jamal Muhamad Ibad Al Sabuly (الصبولي جمال محمد عباد ), Yéménite âgé de 30 ans, fermier, marié, résidant habituellement au village d'Al Sabul, Ould Rabee, région de Qifa, gouvernorat d'Al Bayda'
4. M. Abdulghani Ahmad Mabkhout Al Sabuly ( الصبولي عبد الغنى أحمد مبخوت), Yéménite âgé de 17 ans, étudiant, célibataire, résidant habituellement au village d'Al Sabul, Ould Rabee, région de Qifa, gouvernorat d'Al Bayda'
5. M. Abdullah Ahmad Abdulrabo Rabeeh (ربيح عبد الله أحمد عبد ربه ), Yéménite âgé de 23 ans, employé, marié, résidant habituellement au village d'Al Sabul, Ould Rabee, région de Qifa, gouvernorat d'Al Bayda'
6. M. Abdullah Muhamad Ali Al Faqeeh (الفقيه عبد الله محمد علي), Yéménite âgé de 23 ans, sans emploi, marié, résidant habituellement au village d'Al Sabul, Ould Rabee, région de Qifa, gouvernorat d'Al Bayda'
7. M. Mabruk Muqbal Ali Saleh Al Daqari (الدقاري مبروك مقبل علي صالح), Yéménite âgé de 13 ans, écolier, résidant habituellement au village d'Al Sabul, Ould Rabee, région de Qifa, gouvernorat d'Al Bayda'
8. M. Massaoud Ali Ahmad Muqbal Al Sabuly (الصبولي مسعود على أحمد مقبل), Yéménite âgé de 45 ans, fermier, marié, résidant habituellement au village d'Al Sabul, Ould Rabee, région de Qifa, gouvernorat d'Al Bayda'
9. M. Nasser Salah Nasser Al Sabuly (الصبولي ناصر صلاح ناصر), Yéménite âgé de 50 ans, fermier, marié à Wassila Ali Al Faqeeh Al Daqari, résidant habituellement au village d'Al Sabul, Ould Rabee, région de Qifa, gouvernorat d'Al Bayda'
10. Mme Wassila Ali Al Faqeeh Al Daqari (الدقاري وسيلة علي الفقيه), Yéménite âgée de 41 ans, femme au foyer, épouse de Nasser Salah Nasser Al Sabuly, résidant habituellement au village d'Al Sabul, Ould Rabee, région de Qifa, gouvernorat d'Al Bayda'
11. Mlle Dawla Nasser Salah Nasser Al Sabuly ( الصبولي دولة ناصر صلاح ناصر ), Yéménite âgée de 8 ans, écolière, fille de Nasser Salah Nasser Al Sabuly et de Wassila Ali Al Faqeeh Al Daqari, résidant habituellement au village d'Al Sabul, Ould Rabee, région de Qifa, gouvernorat d'Al Bayda'
12. M. Muhamad Abdu Jarallah Al Sabuly (محمد عبده جار الله الصبولي), Yéménite, âge inconnu, résidant habituellement au village d'Al Sabul, Ould Rabee, région de Qifa, gouvernorat d'Al Bayda'.
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Karim Sayad, Responsable juridique de la region du Golfe, Fondation Alkarama, karim@alkarama.org +41 22 734 10 06 (français, anglais, arabe)