
À l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse, Alkarama et les organisations yéménites, régionales et internationales signataires de la présente déclaration expriment leur profonde inquiétude face à la dégradation continue de la liberté de la presse et des médias au Yémen, tant dans les zones sous contrôle des Houthis que dans celles administrées par le gouvernement reconnu à l’international.
Les journalistes, femmes et hommes, ainsi que les professionnel·le·s des médias continuent de faire l’objet d’une répression systématique, incluant détentions arbitraires, disparitions forcées et procès inéquitables, en représailles à l’exercice légitime de leur droit à la liberté d’expression et à la critique des autorités locales. Le Yémen demeure l’un des pays les plus dangereux au monde pour les journalistes, les violations y étant perpétrées dans une impunité quasi totale. Nous appelons l’ensemble des autorités yéménites à respecter leurs obligations en vertu de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, auquel le Yémen est parti.
L’instrumentalisation de la justice à des fins répressives
Depuis plus d’une décennie de conflit, le système judiciaire yéménite est devenu un outil d’entrave à la liberté de la presse et de musellement des voix critiques et indépendantes. En janvier 2024, le tribunal de première instance de Ataq, dans le gouvernorat de Shabwa (sud-est du pays), a prononcé une peine de quatre mois de prison avec sursis à l’encontre du journaliste Aziz Al-Ahmadi, pour une publication sur les réseaux sociaux critiquant les autorités locales. Dans le même contexte, Awad Kashmim, président de la commission des libertés du syndicat des journalistes yéménites à Hadramout, a été arbitrairement arrêté.
Rien qu’en 2024, au moins 40 convocations et interrogatoires de journalistes ont été documentés, souvent fondés sur des accusations fallacieuses et portés devant des juridictions dépourvues de compétence légale, telles que le tribunal pénal spécialisé de Sanaa, normalement réservé aux affaires liées au terrorisme. En dépit de l’existence de tribunaux spécialisés en matière de presse et de publication, de nombreux journalistes continuent d’être jugés par des juridictions pénales.
Fin septembre 2024, le tribunal pénal spécialisé de Sanaa, relevant des autorités houthies, a condamné à mort le journaliste Taha Ahmad Rached Al-Maamari, propriétaire des sociétés "Yemen Digital Media" et "Yemen Live pour la production et la diffusion médiatique". Les atteintes ont également visé des avocats en droits humains tels que Abdelmajid Sabra et Sami Yassine, arrêtés arbitrairement et accusés de trahison sans fondement juridique.
Depuis 2022, les poursuites judiciaires à l’encontre des journalistes ont considérablement augmenté, souvent à la suite de critiques émises à l’égard de responsables gouvernementaux. Plusieurs tribunaux ont prononcé des peines d’emprisonnement à l’encontre de trois journalistes, notamment pour "outrage à un agent public" ou "menace de divulgation d’informations confidentielles". En septembre 2024, à l’occasion de la commémoration du 62e anniversaire de la révolution du 26 septembre, les Houthis ont mené une vague d’arrestations massives, touchant des centaines de personnes, parmi lesquelles le journaliste Mohamed Al-Meyahi, interpellé pour avoir exprimé des opinions dissidentes en ligne.
L’impunité persistante
Les journalistes yéménites sont confrontés à de graves menaces et violations commises par les différentes parties au conflit, y compris le gouvernement reconnu, les Houthis et d’autres groupes armés. Ces violations incluent assassinats, détentions arbitraires, disparitions forcées et actes de torture, en l'absence totale de mécanismes efficaces de reddition des comptes.
La mainmise des différentes factions sur les médias a considérablement réduit la disponibilité de sources d’information indépendantes, criminalisé l’activité journalistique et instauré un climat de peur généralisée et d’autocensure. L’exercice du journalisme au Yémen est devenu une entreprise périlleuse. Les femmes journalistes sont particulièrement visées par des campagnes de diffamation, de harcèlement en ligne et d’intimidation, visant à les exclure de l’espace public et du secteur médiatique.
Au cours de la dernière décennie, plus de 2 600 violations contre des journalistes ont été documentées, dont la majorité attribuée aux Houthis. Au moins cinq journalistes demeurent détenus arbitrairement, dont Wahid Al-Sufi, victime de disparition forcée depuis 2015, ainsi que Mohamed Al-Meyahi et Nasseh Shaker, détenus dans des conditions équivalentes à la disparition forcée.
Depuis 2020, les assassinats ciblés de journalistes se sont multipliés. Le dernier en date est celui du cameraman Musab Al-Hattami, tué le samedi 26 avril 2025 par les Houthis à Marib, alors qu’il se rendait sur les lignes de front pour produire des reportages sur le conflit. En juin 2022, le correspondant de la télévision japonaise Saber Al-Heidari a été tué par une bombe placée dans son véhicule à Aden. En mars 2022, le photojournaliste Fawaz Al-Wafi a été assassiné dans sa voiture à Taiz. En novembre 2021, la journaliste Rasha Al-Harazi a été tuée, et en juin 2020, le photographe de l’AFP Nabil Al-Quaety a été abattu par des hommes armés non identifiés à Aden.
Malgré la gravité de ces crimes, aucune enquête impartiale n’a été menée, et les auteurs demeurent impunis.
Les organisations signataires appellent les autorités yéménites à :
• Libérer immédiatement tous les journalistes et toutes les journalistes ayant purgé leur peine, ainsi que ceux et celles détenu·e·s arbitrairement en violation de leur droit à un procès équitable et à une procédure régulière ;
• Veiller à ce que les affaires impliquant des journalistes soient portées devant les juridictions spécialisées en matière de presse et de publication, conformément aux obligations internationales du Yémen ;
• Soutenir des réformes juridiques globales visant à harmoniser la législation nationale avec les normes internationales en matière de droits humains, et à garantir la protection effective de la liberté d’expression et de la sécurité des journalistes ;
• Ouvrir des enquêtes transparentes et indépendantes sur les actes de violence et les assassinats ciblés de journalistes ;
• Réformer le système judiciaire, assurer l’indépendance de l’autorité judiciaire et mettre un terme à son instrumentalisation à des fins de répression des voix dissidentes ;
• Mettre fin aux poursuites judiciaires abusives visant les journalistes, les journalistes femmes et les défenseur·e·s des droits humains, et engager une réforme judiciaire garantissant l’indépendance pleine et entière de la justice.
Signataires :
1. ARTICLE 19
2. Centre d'études et des médias économiques
3. Observatoire des libertés médiatiques
4. Comité pour la protection des journalistes (CPJ)
5. Gulf Centre for Human Rights (GCHR)
6. SAM pour les droits et les libertés
7. Centre euro-arabe pour les droits humains et le droit international
8. Centre américain pour la justice (ACJ)
9. Rights Radar pour les droits humains
10. Alkarama – Genève
11. Watch4HR – Rassd pour les droits humains
12. Fondation Difaâ pour les droits et les libertés
13. Association des Mères des Enlevés
14. Witness – Organisation yéménite des droits humains
15. Centre Haqqi pour le soutien aux droits et libertés – Genève
16. Yemen Future Foundation pour le développement culturel et médiatique
17. Réseau médiatique du Sud – Sama
18. Fondation Qarâr pour les médias et le développement
19. Fondation Damir pour les droits et les libertés
20. Club des journalistes yéménites – Turquie
21. Plateforme pour les médias et les études de développement
22. Organisation numérique pour les médias humanitaires
23. Fondation Media Sac pour les médias et le développement
24. Village médiatique pour le développement et l'information
25. Centre Abjad pour les études et le développement
26. Centre Free Media pour le journalisme d’investigation
27. Coalition yéménite pour la surveillance des violations des droits humains (Coalition Rasd)
28. Sawasiya pour les droits humains
29. Réseau Femmes pour la Paix
30. Réseau de journalistes observateurs
31. Accountability – Organisation pour les droits humains
32. Centre d'études stratégiques pour le soutien aux femmes et aux enfants (CSWC)
33. Organisation Musawah pour les droits et les libertés
34. Organisation Himaya pour la citoyenneté civile
35. Fondation Amal pour la culture sociale et féminine
36. Fondation Enqadh pour le développement
37. Fondation Baheth pour le développement et les droits humains
38. Fondation Barrage de Marib pour le développement social
39. Fondation Massar pour le développement et les droits humains
40. Centre Al-Bilad pour les études et les médias
41. Initiative Empreinte des Jeunes de Marib
42. Mouvement civil indépendant pour les droits humains