Le 07 février 2023, Alkarama et l'Association des Victimes de la Torture en Tunisie (AVTT) ont soumis au Rapporteur spécial des Nations Unies sur l’indépendance des juges et des avocats, la situation de Bechir AKREMI, magistrat tunisien suspendu arbitrairement de ses fonctions et victime de mesures d’intimidations et de représailles dans l’exercice de ses fonctions.
Le pouvoir judiciaire tunisien aux mains de l’exécutif
Alors que l’indépendance de la justice constituait une problématique majeure depuis des décennies en Tunisie, celle-ci s’est aggravée depuis la suspension, le 25 juillet 2021, du Parlement par le président Kaïs Saïed. Depuis, ce dernier s’est imposé comme l’unique source de tous les pouvoirs, notamment en légiférant par voie de décrets exécutifs.
Par ailleurs, dans une déclaration en date du 6 février 2022, le président tunisien a annoncé la dissolution, par voie de décret, du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), organe chargé de la nomination et de la discipline des magistrats du siège et du parquet. L’exécutif a ensuite remplacé, toujours par décret, le CSM dissout par un Conseil supérieur « provisoire » de la magistrature (CSPM), composé de membres nommés personnellement par le président, ce dernier s’attribuant ainsi de facto le pouvoir judiciaire.
De plus, de nombreux magistrats ont été arbitrairement révoqués de leurs fonctions avant de faire l’objet, pour certains d’entre eux, de poursuites pénales sur le fondement du décret-loi n° 2022-35 du 1er juin 2022, complétant le décret relatif à la création du CSPM.
Ce dernier décret donne au président du CSPM le pouvoir de révoquer ou de suspendre unilatéralement des juges et des procureurs, sur la base de rapports présentés par des « autorités compétentes » non identifiées au prétexte qu’ils pourraient constituer « une menace pour la sécurité publique », « l’intérêt supérieur du pays », ou pour des actes qui seraient de nature à « compromettre la réputation du pouvoir judiciaire, son indépendance ou son bon fonctionnement. »
Suspension abusive de M. Bechir AKREMI de ses fonctions
M. Bechir AKREMI, était, avant sa suspension, procureur de la république près du Tribunal de première instance de Tunis, juridiction ayant une compétence nationale en matière économique, financière et dans le cadre de la lutte antiterroriste.
Au cours de ses fonctions précédentes de premier juge d’instruction auprès du même tribunal, il a été chargé d’instruire d’importantes affaires criminelles dont notamment l’affaire de l’assassinat du secrétaire général du Parti unifié des patriotes démocrates, M. Chokri BELAÏD.
Le 6 février 2013, l’avocat et homme politique, M. Chokri BELAÏD, a été assassiné devant son domicile dans la capitale, entraînant des manifestations de ses partisans et des appels au renversement du gouvernement de l’époque et l'incendie du siège du mouvement Ennahda, accusé par le parti de Belaïd et par ses proches et ses avocats d'être à l'origine du meurtre.
Courant 2015, à l’issue de l’enquête initiée par M. AKREMI, l’affaire a été renvoyée devant la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Tunis, chargée d’en contrôler la régularité, laquelle, après l’avoir validée, l’a renvoyée devant la juridiction de jugement. A ce jour, l’affaire n’est toujours pas jugée et n’a connue aucune évolution depuis cette date.
Selon M. AKREMI, des membres de l’exécutif tunisien et certains partis politiques, aujourd’hui proches du président Kaïs Saïed, ont tenté d’influencer l’instruction de l’affaire afin qu’il mette en cause et inculpe, même à défaut de preuves, leurs adversaires politiques et idéologiques du parti d’Ennahda.
Dans le cadre de son enquête M. AKREMI a donc été accusé d’avoir « entravé » l’affaire BelaÏd et a fait l’objet de plaintes administratives et pénales qui ont toutes été conclues par classements et des non-lieux.
Par la suite, M. AKREMI a également été chargé d’instruire les affaires des attentats terroristes ayant visé le musée du Bardo à Tunis le 18 mars 2015 ainsi que celui qui a ciblé l’auberge « Imperial Marhaba » à Sousse le 26 juin 2015. A l’issue des enquêtes, de hauts responsables de la police et des hauts fonctionnaires ainsi que des magistrats ont été mis en cause. Depuis, M. AKREMI n’a cessé de faire l’objet d’attaques médiatiques et de mesures de représailles sous diverses formes.
En dépit d’une virulente campagne de presse initiée par certains médias encouragés et soutenus par certains partis politiques, M. AKREMI a, le 1er août 2016, été nommé sur concours au poste de procureur au Tribunal de première instance de Tunis chargé des Pôles économiques et financiers ainsi que du Pôle antiterroriste.
Procédure disciplinaire initiée par le CSM
En août 2020, dans le cadre d’un mouvement dans le corps des magistrats, le CSM a pris la décision de muter, contre son gré, M. AKREMI au ministère de la Justice.
La Cour administrative d’appel de Tunis, saisi par M. AKREMI d’une demande en annulation de ladite décision, a décidé, par jugement rendu en date du 31 décembre 2020, de l’annuler considérant notamment qu’elle constituait un abus de pouvoir. Cependant, cette décision en annulation, bien que confirmée par la Haute cour administrative le 13 avril 2021, n’a pas été exécutée en violation des dispositions légales et M. AKREMI n’a pas retrouvé ses fonctions.
Dans le même temps et dans le courant du mois de mars 2021 des plaintes pénales ont à nouveau été déposées contre le magistrat par le « Parti unifié des patriotes démocrates » sur la base des mêmes prétextes invoqués les années précédentes. Ces plaintes ont déclenché de nouvelles investigations et contrôles de l’Inspection Générale du ministère de la Justice, et ont toutes été conclues par un non-lieu.
Le 13 juillet 2021, M. AKREMI fût surpris d’apprendre que le CSM, réuni en Conseil de discipline, avait décidé de le suspendre de ses fonctions de procureur à l’issue d’une procédure disciplinaire entachée de nombreuses irrégularités. Contre toute logique, ledit conseil a également renvoyé son dossier au parquet du Tribunal de première instance de Tunis, toujours sous les mêmes prétextes invoqués dans les plaintes précédentes par ses détracteurs.
M. AKREMI a alors introduit un recours devant la Cour administrative d’appel de Tunis contre cette décision sans fondement, laquelle cour a décidé d’annuler la mesure de suspension le 20 janvier 2022.
Selon la Cour administrative, le CSM qui s’est saisi du dossier disciplinaire de M. AKREMI était incompétent en vertu de l’article 56 de la loi n°67-29 du 14 juillet 1967, relative à l’organisation judiciaire, au CSM et au statut de la magistrature qui dispose que « Le conseil de discipline est saisi par le ministre de la justice des faits reprochés au magistrat. »
La cour a également relevé « l’illégalité de la composition du conseil de discipline » au motif que celui-ci comptait un membre contesté pour avoir enfreint la règle de confidentialité du délibéré consacré à l’article 65 de la loi organique n°2016-34 du 28 avril 2016 relative au CSM.
Enfin, la Cour administrative a considéré que la décision de suspension attaquée par M. AKREMI est « dénuée de tout motif en fait et en droit, violant ainsi les dispositions de l’alinéa 2 de l’article 63 de la loi de 2016 ».
A la suite de l’appel formé par le CSM, la décision en annulation de la suspension a été confirmée par la Haute cour administrative dans un arrêt définitif du 2 juin 2022.
Cependant, et anticipant probablement cette dernière décision, le président, Kaïs Saïed, a promulgué la veille, 1er juin 2022, un décret présidentiel, portant révocation de 57 magistrats dont, M. AKREMI plaçant ainsi la justice devant le fait accompli.
Violation du principe de l’indépendance des juges
Dans leur communication au Rapporteur spécial, Alkarama et l'AVTT ont souligné que la décision de révocation de M. AKREMI par décret intervenue la veille d’une décision de justice définitive rendue en sa faveur est arbitraire et illégale en ce qu’elle constitue une violation manifeste du principe de l’autorité de la chose jugée et du principe de l’inamovibilité des magistrats.
Préoccupées par ces graves violations commises au plus haut niveau de l’état, Alkarama et l'AVTT ont invité le Rapporteur spécial à appeler instamment les autorités tunisiennes à mettre en application la décision définitive de la Haute cour administrative rendue le 2 juin 2022 relative à l’annulation de la suspension de M. AKREMI.
Les deux associations ont également demandé au Rapporteur d’exhorter la Tunisie à s’abstenir de toute mesure, sanction disciplinaire et/ou représailles à l’encontre du magistrat en raison de ses activités professionnelles et de prendre toutes les mesures nécessaires pour que tous les membres du pouvoir judiciaire en Tunisie puissent exercer leurs fonctions de manière indépendante et impartiale sans craindre de faire l’objet de poursuites disciplinaires et pénales.