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Maîtriser l'art de la négociation, apprendre à s'accorder des désaccords, et à consentir à des compromis... Le Monde arabe a besoin d'hommes et de femmes qui construisent des ponts entre les communautés et encouragent l'action politique non violente. Sans eux, c'est la porte ouverte à tous les extrémismes. Sans eux, pas de démocratie stable, ni de respect des droits de l'homme. Aujourd'hui, ces personnes, et la société civile en général, sont attaquées par les régimes autoritaires de la région. Les Etats-Unis, s'ils tiennent à promouvoir la stabilité et combattre le terrorisme, doivent s'abstenir de détruire les ponts que s'évertuent à construire ces personnes et de prendre le parti de ceux qui les prennent pour cibles. Les inscrire sur leur liste de « terroristes» a l'effet inverse.

Le 18 décembre 2013, le Département du Trésor américain a annoncé qu'il avait inscrit sur sa liste de «terroristes mondiaux expressément désignés » Dr Abdul Rahman Al Naimi, une figure politique connue au Qatar et M. Abulwahab Al Humaikani, éminent militant politique yéménite, membre fondateur du parti salafiste Parti de l'union Rashad et participant actif du Dialogue national yéménite.

Qu'ont donc ces deux hommes en commun ? Ils ont osé prendre des initiatives, souvent à contre-courant des conceptions qui prévalaient dans leurs cercles, pour amener les mouvements à tendance islamiste dans l'arène politique et les éloigner de l'extrémisme. Ils ont encouragé ces cercles à s'approprier des concepts tels que les droits de l'homme, l'action non violente et la participation politique. Les gouvernements autoritaires de la région, dans le but d'étouffer toute ferveur démocratique, ont à de nombreuses reprises attaqué ces hommes et il semble qu'à présent, les Etats-Unis aient repris sans réserve ces accusations de nature politique pour justifier ces désignations.

M. Al Humaikani expliquait récemment: « Ce que nous soutenons ce sont des relations humaines basées sur des idéaux tels que la compassion, la justice, l'égalité et les intérêts communs, loin de toute accusation sans fondement. Nous souhaitons vivre dans un monde en paix où toutes les religions et tous les peuples vivent ensemble, notamment les Etats-Unis et le monde arabo-islamique."

Après trois ans de prison sans procès pour avoir exprimé son opinion politique, Dr Al Naimi a été impressionné de voir que des organisations de défense des droits de l'homme, qui ne partageaient clairement pas ses opinions politiques mais qui croyaient fermement qu'il était de son droit de pouvoir les exprimer librement, avaient fait campagne pour sa libération. Cette mobilisation l'a encouragé à travailler avec d'autres pour créer en 2004 une organisation basée à Genève mais qui aurait ses racines profondément ancrées dans le Monde arabe et défendrait toutes les victimes dans la région. Alkarama –« dignité » en arabe – était née. Trois ans plus tard, j'ai rejoint l'équipe pour devenir directeur exécutif.

Cela fait dix ans que la Fondation Alkarama défend des personnes de tous les secteurs de la société dont les droits sont violés, notamment lorsqu'ils sont exécutés, disparus, torturés ou détenus arbitrairement. Nous sommes persuadés que, protégées du risque de tels abus, ces sociétés pourront exiger le respect absolu de leurs droits.

La Fondation défend les victimes de violations des droits de l'homme en s'assurant que les experts onusiens des droits de l'homme, ainsi que d'autres ONG et les médias agissent pour remédier à leur situation. Elle fait également pression pour que les législations et les pratiques des Etats du Monde arabe soient en conformité avec le droit international et encourage les gouvernements et les législateurs de la région à renforcer l'état de droit dans leurs pays. L'impact de ces efforts s'est accru de façon constante : des personnes disparues pendant plusieurs dizaines d'années sous la Libye de Kadhafi sont réapparues, d'autres, détenues sans procès pendant des années en Arabie saoudite ont été jugées ou libérées, des lois ont été amendées ou adoptées au Qatar, en Egypte ou au Liban.

Mais Alkarama a fait bien plus que cela. Elle a construit des ponts. Des ponts entre différentes communautés dans la région, entre ces communautés et l'Occident. Elle est reconnue par ses partenaires pour son aptitude à rassembler des informations, documenter des cas et travailler avec différents secteurs de la société qui autrefois pensaient que les droits de l'homme faisaient partie intégrante d'un agenda imposé par l'Occident. Alkarama s'est aussi employée à convaincre les personnes ayant des réticences vis-à-vis des droits de l'homme (qu'elles soient Islamistes, laïques, ou occidentales !) de leur caractère universel de ces droits.

Des Américains qui travaillent aux côtés de Yéménites, des Islamistes qui défendent des libéraux et des laïques, des Néo-Zélandaises qui rendent visite à des épouses de salafistes détenus dans le Golfe... S'il y a une leçon à retenir de nos dix années d'existence, c'est qu'il n'y a rien de tel que de travailler ensemble et d'interagir directement pour développer une compréhension mutuelle et apprendre à rire avec respect des différences de l'autre. Avec toujours un seul but en tête : voir un jour un Monde arabe où toutes les personnes vivent dans la dignité et protégées par un Etat de droit.

Ce caractère unique et l'impact grandissant du travail de notre organisation n'ont fait qu'accroître son impopularité auprès des régimes répressifs du Monde arabe. Que ces mêmes gouvernements et leurs appareils médiatiques s'emparent à présent de la décision du Trésor américain de stigmatiser ces personnes de terroristes pour jeter le discrédit sur Alkarama et son travail n'est pas surprenant.

Aujourd'hui la société civile dans le Monde arabe est attaquée sur tous les fronts et l'étiquette du terrorisme est devenue l'arme de prédilection. Aux Emirats arabes unis et en Arabie saoudite, les militants politiques et les défenseurs des droits de l'homme sont détenus et accusés de terrorisme pour avoir, pour la plupart, appelé à une réforme démocratique dans leurs pays ; en Egypte, les Frères musulmans mais aussi désormais toutes les personnes critiques du gouvernement mis en place après le coup d'état de l'armée sont emprisonnées sur des accusations de terrorisme ; en Syrie, le régime de Bachar Al Assad et ses alliés qualifient tous leurs opposants des terroristes.

Les Etats-Unis ont parfaitement le droit de combattre le terrorisme et de vouloir garantir la sécurité de ses citoyens. Mais plus ils usent et abusent de cette accusation de terroriste pour justifier des violations des droits de l'homme ou des opérations militaires, plus il est facile pour les régimes répressifs du Monde arabe de suivre leur exemple et de surpasser leur modèle. A terme, cela ne sert qu'à attiser la colère des peuples et les pousser dans les bras de l'extrémisme et de la violence.

La détention de centaines de détenus de Guantanamo qui, pour la plupart ont été innocentés des accusations de liens avec Al Qaida, et l'exécution de milliers de personnes au Pakistan et au Yémen par des frappes de drones et désignées comme terroristes après coup, sont exemplaires de ces abus. L'inscription de personnes sur les listes de terroristes de l'administration américaine sans aucun fondement ne semble être qu'un exemple de plus.

Si les Etats-Unis veulent combattre les causes fondamentales du terrorisme, ils doivent s'abstenir de détruire les ponts construits entre les communautés ou prendre partie avec ceux qui s'attaquent à des fora rares – tels que cette organisation – où la tolérance, la compréhension mutuelle et l'échange sont rendus possibles.

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Mourad Dhina est le Directeur exécutif de la Fondation Alkarama, une organisation non gouvernementale de défense des droits de l'homme indépendante basée à Genève qui assiste tou(te)s celles et ceux dans le Monde arabe qui sont , ou encourent le risque d'être, victimes d'exécutions extrajudiciaire, de disparition, de torture et de détention arbitraire. S'efforçant de faire le lien entre les victimes de violations des droits de l'homme dans le Monde arabe et les mécanismes internationaux des droits de l'homme, Alkarama œuvre pour que tous les individus du Monde arabe vivent dans la dignité, libres et protégés par un état de droit.