Public Hearing before the Truth and Dignity Commission

TUNISIE

Nos préoccupations :

  • Violations des garanties procédurales et des droits fondamentaux sous prétexte de la lutte contre le terrorisme;
  • Restrictions injustifiées au droit à la liberté de réunion et d'association pacifique dans le cadre de l’état d’urgence ;
  • La persistance de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants en détention ;
  • Ingérence de l'exécutif dans les procédures judiciaires et impunité des agents de la sécurité de l'État pour les violations passées et présentes.

Nos recommandations :

  • Modifier la loi anti-terroriste n° 22/2015 et veiller à sa conformité avec les normes internationales relatives aux droits de l’homme ;
  • Veiller au respect des principes de proportionnalité et de nécessité dans la reconduction de l'état d'urgence et dans la mise en œuvre des mesures dérogatoires et veiller à ce qu'ils ne soient pas discriminatoires ;
  • Garantir l'indépendance du pouvoir judiciaire en le protégeant de toute ingérence de l’exécutif ;
  • Fournir à la Commission Vérité et Dignité les moyens et le temps appropriés pour documenter les violations commises sous l'ancien régime et poursuivre les responsables des violations des droits de l'homme commises dans le passé ;
  • Réaliser une réforme efficace du secteur de la sécurité et mettre fin à l'impunité des agents de l'État.

A suivre :

  • 18 mars 2017 : Soumission du rapport de suivi de la Tunisie au Comité des disparitions forcées ;
  • 31 mars 2017 : Retard de cinq ans dans la soumission du sixième rapport périodique de la Tunisie au Comité des droits de l’homme ;
  • 2 mai 2017: Troisième examen périodique universel de la Tunisie devant le Conseil des droits de l’homme;
  • 13 mai 2017 : Soumission du rapport de suivi de la Tunisie au Comité contre la torture.

La Tunisie connaît une période de transition depuis 2012. Cependant, le processus de justice transitionnelle institué a omis d’aborder la question de la nécessaire réforme du secteur de la sécurité, alors que le pouvoir judiciaire continue de subir l'ingérence du pouvoir exécutif. Ces lacunes, ont favorisé la résurgence des pratiques du passé telles que la détention arbitraire, la torture et les violences policières, notamment sous prétexte de lutte contre le terrorisme. En octobre 2016, le Président Beji Caid Essebsi a de nouveau prolongé l'état d'urgence de trois mois. Entré en vigueur le 24 novembre 2015, il ne cesse d’être reconduit depuis. En conséquence, le Ministère de l'intérieur est toujours en mesure de restreindre le droit à la libre circulation, de suspendre toutes les grèves et manifestations, d'interdire et de disperser tous les rassemblements pacifiques qu'il considère comme une menace pour l'ordre public et de décider de l'arrestation de toute personne dont l'activité est considérée dangereuse pour la sécurité et l'ordre public. Ce même mois, le nouveau gouvernement a pris ses fonctions sous la direction du nouveau Premier ministre Youssef Chahed, membre du parti Nidaa Tounes, qui a remporté les élections législatives et présidentielles fin 2014. Le 17 novembre 2016, la Commission Vérité et Dignité, créée en 2014 pour enquêter sur les violations des droits humains dans le pays depuis 1955, a tenu ses premières audiences publiques à Tunis. Pour la première fois depuis la révolution, les victimes de la dictature ont témoigné publiquement. Après ces auditions, l'ancien président Zine El Abidine Ben Ali a reconnu dans une déclaration publique que « des erreurs, des abus et des violations » avaient été commises pendant sa présidence.

Violations des droits de l'homme dans la lutte contre le terrorisme

Après les attaques terroristes qui ont secoué le pays en 2015, des mesures supplémentaires ont été prises pour lutter contre le terrorisme, réduisant encore plus l’espace des droits et libertés fondamentaux. Alors que le gouvernement a annoncé l'arrestation de plusieurs milliers de « suspects » en 2015, cette année, des centaines de personnes ont été placées en résidence surveillée, tandis que des interdictions de voyager ont été imposées à plus de 15 000 personnes considérées comme des « terroristes potentiels ». Les interventions violentes de la police et les raids nocturnes sont devenus plus fréquents. En l'espace de quelques mois, des quartiers entiers ont été encerclés par les forces de sécurité qui ont fait usage excessif de la force et mené des fouilles massives et arbitraires sans procédures légales. Malgré de nombreux rapports faisant état d'abus systématiques commis par les forces de sécurité et l’absence d'enquêtes indépendantes pour déterminer les responsabilités, l'assemblée des représentants du peuple – le Parlement tunisien – a adopté le 24 juillet 2015 une nouvelle loi anti-terroriste donnant encore plus de pouvoir à la police. Outre la définition vague du terrorisme, qui ouvre la voie aux arrestations abusives, la durée de la garde à vue peut désormais durer jusqu'à 15 jours, alors que les normes internationales la limitent à 48 heures. En vertu de la loi de 2015, les suspects n'ont pas accès à un avocat pendant toute cette période, ce qui encourage la pratique systématique de la détention au secret et de la détention incommunicado des personnes suspectées de terrorisme. En juin 2016, la révision du code de procédure pénale a introduit le droit pour les personnes soupçonnées de terrorisme d'avoir accès à un avocat en détention, mais a maintenu la durée excessive de 15 jours. En outre, ce droit reste limité puisque les détenus ne sont autorisés à rencontrer leur avocat qu'après 48 heures de garde à vue et pendant une période maximale de 30 minutes. Dans la pratique, le recours à la détention au secret et à la torture des suspects de terrorisme pour obtenir des aveux qui sont systématiquement admis et utilisés comme preuves au cours des procès continue à s’étendre. Malgré les nombreuses allégations de torture soulevées par les victimes devant les tribunaux nationaux, aucune décision d'annuler des aveux forcés n'a été signalée à ce jour, laissant ainsi de nombreux accusés en détention arbitraire à la suite de procès inéquitables.

La fragilité de la protection des droits de l'homme et de l’état de droit dans le contexte postrévolutionnaire

Les défis politiques, économiques et sécuritaires auxquels la Tunisie fait face depuis la révolution affectent la situation générale des droits de l'homme et le respect de l’état de droit. Cette observation constitue le noyau du rapport soumis par Alkarama au Conseil des droits de l'homme en septembre 2016. En tant que tel, le rapport analyse la situation des droits de l'homme en Tunisie et formule 16 recommandations aux autorités en prévision de son examen périodique universel en mai 2017. En plus des questions citées précédemment, Alkarama a soulevé les problèmes générés par la politique de sécurité et de la lutte anti-terroriste dans le pays, d'autant plus que l'état d'urgence est reconduit quasi-automatiquement au mépris total des principes de nécessité et de proportionnalité. La prolongation de l'état d'urgence depuis deux ans nuit aux droits fondamentaux, notamment le droit de réunion pacifique et d'association. Les autorités invoquent régulièrement le décret d'état d'urgence pour justifier des mesures d’interdiction des rassemblements pacifiques au nom de la prévention. Le recours excessif à la force par la police pour disperser les manifestations est redevenu une pratique courante. Alkarama a également relevé une résurgence inquiétante de l'ingérence de l'exécutif dans les procédures judiciaires, ce qui constitue un obstacle récurrent à l'ouverture des enquêtes et à la poursuite des agents de l'Etat responsables de torture ou autres abus par leurs victimes. Il est d'autant plus préoccupant que la réforme du système de garde à vue mis en place en juin 2016 ne permet pas de garantir le respect par les forces de sécurité des droits fondamentaux des prévenus. Si, d'une part, le nouveau code de procédure pénale limite la durée de la garde à vue à 48 heures dans les affaires pénales et permet aux détenus d'avoir accès à un avocat dès le début de leur arrestation, d'autre part, les examens médicaux ne sont pas automatiquement effectués pour prévenir les abus, et le droit de contester sa détention n'est toujours pas garanti. Enfin, Alkarama a souligné que l'impunité des forces de sécurité pour les abus passés et présents reste une question cruciale. À cet égard le manque de ressources et de temps accordé à la Commission Vérité et Dignité l'a empêché d'assurer une documentation plus exhaustive des abus. À ce jour, aucun des cas de violations graves commises par l'ancien régime n'a été soumis aux tribunaux spécialisés établis pour prendre les mesures judiciaires appropriées. Alkarama a exprimé ses craintes que l’absence d'enquête pour déterminer et poursuivre les responsables ainsi que l'absence d'une véritable réforme du secteur de la sécurité, n’ait favorisé un climat d'impunité et facilité le retour aux pratiques du passé.

LA TUNISIE EXAMINÉE PAR LES ORGANES DES TRAITÉS DES NATIONS UNIES POUR LA PREMIÈRE FOIS DEPUIS LA RÉVOLUTION

En 2016, la Tunisie a été examinée par deux organes de traités : le Comité sur les disparitions forcées (CDF) pour la première fois de son histoire et le Comité contre la torture (CCT) pour la première fois depuis la révolution. Les deux organes ont exprimés des préoccupations différentes mais complémentaires, soulignant chacun la nécessité de traiter les violations passées en ouvrant des enquêtes et des poursuites ainsi que la nécessité de prendre des mesures pour éviter leur répétition. Les 7 et 8 mars 2016, le Comité sur les disparitions forcées a examiné le rapport initial de la Tunisie et a fait écho aux préoccupations d’Alkarama exprimées dans son rapport parallèle. Les experts ont appelé les autorités à enquêter pleinement sur les cas de disparitions forcées qui ont eu lieu avant la révolution et à en poursuivre les responsables. En guise de garantie de non-répétition, les autorités tunisiennes ont été invitées à revoir leur législation afin de criminaliser spécifiquement le crime de disparition forcée et de faire en sorte que toutes les personnes arrêtées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme puissent contacter leur famille et leurs avocats dès le début de l'arrestation. En effet, bien que les représentants de l’État partie aient avancé qu'il n'y avait eu aucun cas de disparition forcée depuis la révolution, les membres du CDF ont rappelé, sur la base des informations fournies par Alkarama, que la pratique de la détention secrète, même pour de courtes périodes, constituait un crime de même nature. Le 9 juin 2016, le Comité contre la torture a publié ses observations finales à la suite de l'examen de la Tunisie, auquel Alkarama a contribué en soumettant un rapport parallèle et en exprimant ses principales préoccupations aux experts lors d’une session d’information avec différentes ONG avant l'examen. Le Comité s'est inquiété de l'absence d'enquêtes sur les allégations de torture et de l'ingérence de l'exécutif dans certaines situations, mettant ainsi en péril l'indépendance nécessaire pour poursuivre les agents chargés de l'application de la loi. Il s'est également déclaré préoccupé par les actes de représailles auxquels sont confrontées les victimes et leurs familles qui ont signalé des cas de torture et de mauvais traitements. Les experts de l'ONU se sont félicités de la réforme du code de procédure pénale, mais se sont dit sérieusement préoccupés par le fait que les suspects ne peuvent contester la légalité de leur détention. Ils ont également demandé aux autorités de veiller à ce que les personnes arrêtées soient inscrites dans un registre commun accessible dès le début de l'arrestation, et afin d’éviter les détentions non reconnues, que ce registre contienne automatiquement des informations essentielles, telles que le moment exact de l'arrestation et le lieu de détention. Tout en reconnaissant les difficultés rencontrées par la Tunisie dans le contexte actuel de sécurité, les experts de l'ONU ont recommandé que l'État modifie sa loi anti-terroriste et définisse strictement les actes de terrorisme, réduise la durée de la garde à vue sans inculpation et élimine toutes les formes de détention au secret.