The 'Berm' in Jordan

En 2016, nous avons soumis aux Mécanismes des Nations Unies 17 communications concernant 8 victimes


JORDANIE

Nos préoccupations:

  • Pratique de la torture et de la détention incommunicado par la DRG ;
  • Harcèlement judiciaire contre toute voix dissidente sur la base de lois particulièrement répressives ;
  • Procès inéquitables devant la Cour de sûreté de l'Etat et l'admission par cette juridiction d’aveux extorqués sous la torture.

Nos recommandations:

  • Mettre un terme à la pratique de la torture en s’assurant que les aveux extorqués ne soient pas admis comme moyen de preuve dans les procès, que toute allégation de torture donne lieu à l’ouverture d'une enquête et que auteurs soient poursuivis ;
  • Modifier la loi antiterroriste et l'article 149 du Code pénal pour s'assurer qu'ils ne constituent pas une base juridique pour réprimer la liberté d'expression ;
  • Abolir la Cour de sûreté de l'Etat ;
  • Modifier les législations répressives et établir un cadre juridique garantissant l’exercice de toutes les libertés fondamentales.

A suivre:

  • Octobre-novembre 2017: Examen de la Jordanie par le Comité des droits de l'homme ;
  • 9 décembre 2017: Retard d’une année dans la soumission du rapport de suivi de la Jordanie au Comité contre la torture.

Cette année, la Jordanie a continué à subir les répercussions du conflit syrien. Le pays accueille actuellement environ 650,000 réfugiés, soit environ 10% de sa population totale. En juin 2016, après qu'un attentat à la bombe, revendiqué par l'Etat Islamique, près du camp de réfugiés d'Al Rukban a tué sept soldats jordaniens, le chef de l'armée a décidé de boucler la totalité de la frontière avec la Syrie. En conséquence, environ 70,000 réfugiés, dont la moitié était des enfants, ont été bloqués dans une zone désertique et démilitarisée. Vivant déjà dans des conditions épouvantables, sans accès à la nourriture, à l'eau et aux soins médicaux, leur situation s'est rapidement détériorée. Malgré les pourparlers avec les agences d'aide internationales, la Jordanie refuse toujours d’ouvrir sa frontière avec la Syrie et ne permet de faire passer qu’une quantité minime d'aide à travers le mur séparant les deux pays. Sur le plan politique, en mars 2016, la loi électorale a été modifiée pour permettre des votes multiples sur listes proportionnelles ouvertes, remplaçant le système de vote unique appliqué depuis une décennie. En avril, le Parlement a adopté plusieurs amendements constitutionnels donnant au roi de nouveaux pouvoirs, notamment le droit de nommer le chef de la Cour constitutionnelle ainsi que les membres de l’Assemblée des sénateurs (Majlis al-Aayan). Ces modifications ont suscité une vague de critiques reprochant à la Jordanie de se diriger vers une monarchie absolue. Ce même mois, les services de sécurité ont fermé le siège des Frères musulmans à Amman, considéré par les autorités comme illégal car sa licence n'avait pas été renouvelée. Le 20 septembre 2016 ont eu lieu les 18e élections législatives de la Chambre basse du Parlement (Majlis al-Nuwaab). Son pouvoir de contrôle sur la politique du gouvernement reste fortement limité par l’Assemblée des sénateurs (Majlis al-Aayan, la Chambre haute) dont les membres sont nommés par le roi. Le Front d'action islamique – l'aile politique des Frères musulmans – et ses alliés, qui ont boycotté les deux dernières élections, ont remporté 16 sièges.

Violations des droits de l'homme dans le contexte de la lutte contre le terrorisme

Le 1er novembre 2016 a marqué le dixième anniversaire de la loi relative à la prévention du terrorisme, adoptée en réponse aux attentats à la bombe perpétrés à Amman en 2005 qui avaient fait 60 morts. Depuis, de nombreuses violations ont été commises par les autorités sous prétexte de lutte contre le terrorisme, notamment par la Direction des renseignements générale (DRG) – l'agence de renseignement nationale contrôlée directement par le roi – et la Cour de sûreté de l'Etat (CSE) une juridiction d’exception dont les membres, deux juges militaires et un juge civil, sont nommés directement par le pouvoir exécutif. À cet égard, les cas documentés par Alkarama suivent le même modèle : les victimes sont arrêtées par la DRG sans mandat et détenues incommunicado dans les locaux de la DRG à Amman, où elles sont torturées et maltraitées afin d’extraire des aveux. Les victimes sont ensuite déférées devant le Procureur général de la CSE logé dans les mêmes locaux et systématiquement poursuivies sur la base d'aveux obtenus sous la torture, aveux utilisés dans leur procès pour les condamner en vertu de la loi anti-terroriste. Cette année, Alkarama a documenté les cas d'Adam Al Natour, un étudiant polonais et jordanien de 21 ans, et de Hatem Al Darawsheh, un lycéen de 19 ans. Les deux jeunes hommes ont été détenus incommunicado pendant plusieurs semaines dans les locaux de la DRG, où ils ont été torturés. En février et décembre 2016, tous deux ont été condamnés, à quatre ans de prison par la CSE pour « terrorisme » sur la seule base d'aveux extorqués sous la torture. En août 2016, suite à l’action d'Alkarama, le Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire a émis un avis sur le cas d'Adam Al Natour qualifiant sa détention d’arbitraire et appelant les autorités à le libérer immédiatement. A ce jour cependant, le gouvernement n'a pas encore pris les mesures appropriées. Cette année, Alkarama a également reçu le témoignage d'une victime qui avait disparue pendant quatre mois après avoir été arrêtée par la DGR. Le 27 février, Abdulmalik Mohammad Yousef Abdelsalam, un étudiant jordanien de 26 ans, a disparu après l’atterrissage de son avion à l'aéroport d'Amman. Préoccupé par sa disparition, Alkarama a saisi le Groupe de travail des Nations Unies sur les disparitions forcées ou involontaires; les autorités jordaniennes n'ont cependant jamais répondu à la demande des experts de l'ONU. Ce n'est que le 29 juin 2016 que M. Abdelsalam a finalement été libéré sans aucune procédure judiciaire.

Violations systématiques de la liberté d'expression et de réunion pacifique

En 2016, des défenseurs des droits de l’homme, des opposants politiques, des journalistes et activistes qui critiquent le gouvernement ont souffert de restrictions à leur droit à la liberté d'expression, et certains ont été détenus arbitrairement suite à des procès inéquitables devant la Cour de sûreté de l'Etat. Cette juridiction est compétente pour traiter des actes de terrorisme et, depuis les amendements de 2014 à la loi anti-terroriste, également d’actions relevant de l’exercice de droits fondamentaux, qui peuvent être réprimés d’une peine d'au moins cinq années d'emprisonnement. Certaines victimes ont été poursuivies par la CSE pour avoir « troublé l'ordre public » ou pour avoir « perturbé les relations avec un pays étranger », des chefs d’accusation qui laissent la fenêtre ouverte à toutes les interprétations possibles. C'est sous cette dernière accusation que le Professeur Amjad Qourshah, professeur de religions comparées et présentateur connu de télévision et de radio, a été arrêté et détenu par la DGR pendant trois mois en 2016. M. Qourshah a publié une vidéo dans laquelle il critiquait la participation de la Jordanie à la coalition internationale contre L’Etat Islamique, la considérant comme faisant partie de la stratégie des Etats-Unis qui oblige les Etats arabes à mener une guerre qui n'est pas la leur. D'autres voix critiques ont été poursuivies par la CSE sur la base des dispositions répressives du Code pénal jordanien, en particulier l'article 149, qui sanctionne quiconque « encourage la contestation du système politique » ou « commet un acte individuel ou collectif pour changer les structures fondamentales de la société ». Tel est le cas du Professeur Eyad Qunaibi qui a été libéré le 17 mai 2016 après avoir passé une année en détention pour « incitation contre le régime politique », après avoir publié un message sur Facebook critiquant, entre autres, les liens de son pays avec Israël. Au cours de son procès, des références à des passages précis de son article, montrant incontestablement qu'il avait été poursuivi uniquement pour avoir exprimé son opinion, ont été présentées comme seul élément de preuve. Malgré l'intervention du Rapporteur spécial des Nations Unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d'opinion et d'expression, la Cour de sûreté de l'Etat l’a déclaré coupable et condamné à une année d’emprisonnement. Enfin, en mars 2016 des amendements à la loi de 2008 sur les associations ont été publiés. Une fois adoptés, ils porteraient gravement atteinte à la capacité des ONG à opérer dans le pays. En effet, la loi interdit l'enregistrement des associations dont les buts violent « la sécurité nationale, la sécurité publique, la santé publique, l'ordre public, la moralité publique ou les droits et libertés d'autrui »; une liste très large qui laisse place à des interprétations erronées et à des abus. En outre, l'enregistrement d'une association serait automatiquement rejeté en l'absence de réponse du gouvernement ou pourrait être dissoute sur recommandation d'un ministre compétent. Aussi, la loi autorise un contrôle gouvernemental supplémentaire sur les ONG, celles-ci devant soumettre des plans annuels au gouvernement et permettre aux représentants du gouvernement d'assister à leurs réunions. Ces mesures, une fois adoptées, nuiraient grandement au travail des associations dans le pays et constitueraient une violation flagrante de la liberté d'association et de réunion pacifique.

L'ALLIANCE MONDIALE DES INSTITUTIONS NATIONALES DES DROITS DE L'HOMME FAIT DES RECOMMANDATIONS AU CENTRE NATIONAL DES DROITS DE L'HOMME

Le 26 janvier 2016, le Sous-Comité d'Accréditation (SCA) de l'Alliance mondiale pour les institutions nationales des droits de l'homme (INDH) a publié un rapport dans lequel il a adressé des recommandations au Centre national des droits de l'homme (CNDH) afin d’assurer sa complète conformité avec les principes de Paris, un ensemble de normes internationales visant à assurer l'indépendance et l'impartialité des INDH. Bien que l'examen de la CNDH ait été prévu en novembre 2015, le Centre avait demandé un report pour avoir le temps de proposer au gouvernement des amendements à la loi nationale qui lui permettrait de se conformer pleinement aux Principes de Paris. Dans son rapport, le SCA a soulevé plusieurs préoccupations, faisant écho à celles qui ont été soulignées dans le rapport d'Alkarama de 2015. En premier lieu, le SCA a noté le manque de transparence en ce qui concerne les procédures de nomination et de révocation et a demandé à la CNDH de « définir des critères clairs et uniformes sur lesquels toutes les parties évaluent le mérite des candidats admissibles » et de définir clairement les motifs de révocation, qui ne peut « se fonder uniquement sur le pouvoir discrétionnaire des autorités de nomination ». La nomination de deux parlementaires comme membres du Conseil d'administration était un autre sujet de préoccupation. En effet, aucun représentant du gouvernement et aucun député ne doit être membre, ni prendre part aux débats des organes décisionnels des INDH. D’ailleurs, le SCA encourage la CNDH à « effectuer des visites ‘inopinées’ des lieux de détention, ce type d’inspection limitant la possibilité pour les autorités pénitentiaires de dissimuler ou de masquer les violations des droits de l'homme, et permet ainsi d’assurer une meilleure sécurité ». En effet, comme l'a souligné Alkarama dans son rapport, bien que la CNDH ait théoriquement le droit de visiter des lieux de détention, en pratique, elle nécessite l'autorisation préalable des autorités. En décembre 2016, les médias jordaniens ont déclaré que le Parlement avait approuvé des projets d'amendements à la loi instituant la CNDH. Néanmoins, ces modifications exigent toujours l’approbation de l’Assemblée des sénateurs et du Roi. Alkarama se félicite de cette avancée et appelle la CNDH à veiller à ce que les amendements en question garantissent effectivement toute son impartialité et son efficacité. Les autorités jordaniennes devraient également permettre à la CNDH d'entreprendre des réformes afin de protéger et promouvoir les droits de l'homme dans le pays.