ALGÉRIE-ESPAGNE : Le Rapporteur spécial de l’ONU sur la torture saisi du cas du lanceur d’alerte Mohammed ABDELLAH

الدركي محمد عبد الله

Le 18 janvier 2022, Alkarama s’est adressé au Rapporteur spécial de l’ONU sur la torture concernant les traitements cruels inhumains et dégradants dont a été victime M. Mohammed ABDELLAH, ancien sergent du Darak el Watani (gendarmerie nationale), renvoyé de force par l’Espagne vers l’Algérie le 21 août 2021, et actuellement en détention dans la prison militaire de Blida (50 km, sud Alger).

1. Mohamed Abdellah, un lanceur d’alerte engagé contre la corruption

Ancien sergent de la gendarmerie nationale affecté à la surveillance aérienne, M. Abdellah qui était chargé de filmer les activités suspectes au niveau de la frontière Est du pays pendant de longues années a mis à jour la corruption systémique au sein de l’institution militaire algérienne. Témoin d’activités massives de contrebandes aux frontières qu’il a signalé à son supérieur hiérarchique, ce dernier lui a ordonné de se taire en le menaçant de sanctions s’il continuait à évoquer ces activités illégales.

De fait, M. Abdellah devait découvrir que ces opérations de contrebande massives, y compris de trafics de drogue, étaient largement couvertes par la hiérarchie militaire et par les autorités civiles de la région au plus haut niveau de la hiérarchie.

Alors qu’il était sur le point d’être dénoncé comme étant la source des informations largement médiatisées sur les réseaux sociaux, M. Abdellah a été contraint de fuir l'Algérie pour l’Espagne le 11 novembre 2018.

Quelques mois après son arrivée en Espagne, il a sollicité l’asile politique et obtenu un droit de résidence temporaire, le 25 avril 2019, renouvelable jusqu’à ce qu’il soit statué sur sa demande. Depuis l’Espagne, il a poursuivi ses activités sur les réseaux sociaux et continué à dénoncer à visage découvert la corruption des autorités militaires.

Il est devenu ainsi l’un des symboles de la lutte contre la corruption en Algérie et a été régulièrement invité à ce titre sur les plateaux des télévisions indépendantes. C’est la raison pour laquelle il a fait l’objet d’attaques médiatiques par la presse pro-gouvernementale sous prétexte de porter préjudice à la sécurité et à la stabilité du pays et à la réputation de l’armée. Il a ainsi été ciblé de diverses manières et menacé par les partisans du régime militaire jusqu’à avoir été victime d’agression physique à Alicante, ce pourquoi il a dû déménager et changer de région pour mettre sa famille en sécurité.

Depuis la répression qui s’est abattu sur le mouvement de protestation du « Hirak », plusieurs des officiers supérieurs de l’armée qui avaient été dénoncés par M. Abdellah ont fui le pays ou ont été arrêtés et condamnés pour corruption, confirmant ainsi ses révélations ; d’autres par contre, tout aussi impliqués dans la corruption généralisée ont été promus à la tête des divers services de l’armée.

2. Condamnation par contumace et renvoi forcé par l’Espagne vers l’Algérie

Le 14 mai 2019, M. Abdellah a été condamné par contumace à 20 ans de prison par le tribunal militaire de Blida sous prétexte, entre autres, d’atteinte à la sécurité de l’État et à la réputation de l’armée. A la suite d’une manifestation publique à Oran (450 km, ouest Alger) plusieurs activistes du Hirak ont été arrêtés sous prétexte d’activités terroristes, torturés et forcés d’avouer avoir eu des relations sur Facebook avec M. Abdellah.

Les autorités algériennes ont alors émis une série de demandes d’arrestations contre plusieurs activistes politiques en Europe, notamment à la France, la Suisse l’Espagne et au Royaume Uni. Toutes ces demandes ont été rejetées en raison de leur caractère politique et seule l’Espagne, alors en négociation avec le régime algérien pour son approvisionnement en gaz naturel, y a répondu favorablement concernant M. Abdellah.

C’est ainsi que le 11 août 2021, celui-ci a été arrêté au poste de police de Vitoria où il s’était rendu pour informer les autorités d’un changement d’adresse. 

Alors même que ses avocats ont formé un recours contre la décision illégale d’expulsion vers l’Algérie, M. Abdellah a été transféré en urgence à Barcelone dans un centre de transit en vue de son renvoi. Le 21 août 2021, alors même qu’un second recours en référé administratif était engagé devant la juridiction administrative de Madrid, M. Abdellah a été expulsé par bateau et remis aux autorités algériennes.

3. M. Abdellah, victime de tortures en Algérie

Livré dès son arrivée aux services de renseignements algériens, M. Abdellah a directement été emmené au centre « Antar » (Alger) [particulièrement connu pour être un centre de torture appartenant aux services de renseignement] où il a subi de graves sévices. Après plusieurs jours de détention au secret, il a d’abord été placé en détention à la prison d’El Harrach, à Alger, le 23 août 2021, sous l’accusation d’avoir entretenu des liens avec l’organisation Rachad, classée dans la liste des organisations terroristes par le haut conseil de sécurité, un organe consultatif majoritairement composé de militaires.

Le 11 octobre 2021, M. Abdellah a fait l’objet d’un nouveau transfèrement dans la prison militaire de Blida, où il est actuellement détenu dans un isolement total, et où une autre procédure a été ouverte contre lui devant la juridiction militaire pour atteinte à la sûreté de l’État et à la réputation de l’armée.

Aucun des avocats sollicités par l’épouse de Mohamed Abdellah n’ont été autorisés ni à se constituer pour lui rendre visite ni consulter son dossier pénal, sous divers prétextes invoqués par le parquet militaire, et ce, en violation du droit de la défense. Privé d’avocat, M. Abdellah a été déféré le 2 janvier 2022, devant le tribunal de Bir-Mourad-Rais (Alger). Au cours de l’audience, il a confirmé publiquement devant le tribunal qu’il faisait l’objet de tortures en détention et que les autorités pénitentiaires lui infligeaient toutes sortes de sévices et de mauvais traitements d’une façon régulière. Il a notamment affirmé devant le président du tribunal qu’il était régulièrement sorti de sa cellule totalement déshabillé, humilié et battu. Le juge s’est contenté de lui répondre que cela « ne le concernait pas vu qu’il est détenu dans une institution militaire » et a renvoyé l’audience au 23 janvier 2022.

A la suite de ces déclarations, les proches de M. Abdellah qui avaient déjà exprimé des craintes qu’il ne fasse l’objet de torture après sa remise par l’Espagne aux autorités algériennes ont reçu la confirmation qu’il était effectivement régulièrement torturé. Ils expriment aujourd’hui des craintes fondées quant à son intégrité physique voire pour sa vie.

Le 18 janvier 2022, Alkarama s’est adressé au Rapporteur spécial de l’ONU sur la torture pour demander son intervention urgente.

4. Le Rapporteur spécial saisi du cas de M. Abdellah

Alkarama a sollicité l’intervention en urgence du Rapporteur spécial des Nations Unies contre la torture pour appeler les autorités à ouvrir dans les plus brefs délais une enquête indépendante, diligente et impartiale sur les graves tortures qu’il a subies après son renvoi forcé par l’Espagne et qui persistent à ce jour à la prison militaire de Blida. 

Le refus des autorités judiciaires algériennes de prendre en considération les déclarations de torture révélées publiquement par M. Abdellah constitue une grave violation des articles 12 et 13 de la Convention contre la torture, ratifiée par l’Algérie le 12 septembre 1989, et faisant obligation aux États d'enquêter sur toutes les allégations de torture.

Alkarama a également demandé la levée de toutes les contraintes injustifiées faites à ses avocats pour les empêcher de lui rendre visite et cesser toutes mesures de représailles contre la victime, y compris son placement en isolement.

Le Rapporteur spécial a également été invité à rappeler au gouvernement espagnol son obligation de respecter ses engagements internationaux résultant de sa ratification de la Convention contre la torture et s’abstenir en conséquence d’expulser, refouler ou extrader toute personne vers l’Algérie où il existe aujourd’hui un ensemble de violations graves et systématiques des droits de l’homme.