
À l’occasion du 26 juin, Journée internationale pour le soutien aux victimes de la torture – symbole de l’engagement mondial à mettre fin à la pratique de la torture et aux autres mauvais traitements – nous, les organisations signataires ci-dessous, exprimons notre profonde préoccupation face à l’impunité persistante entourant le crime de torture au Liban, ainsi qu’au manque d’application effective de la loi contre la torture adoptée en 2017.
Malgré l’adhésion du Liban à la Convention des Nations Unies contre la torture (CAT) en 2000, ainsi qu’à son Protocole facultatif en 2008, et l’adoption de la loi n° 65/2017, les mesures concrètes visant à prévenir la torture et les autres mauvais traitements, ainsi qu’à garantir la reddition de comptes des auteurs, demeurent très limitées. De plus, le Protocole d’Istanbul n’a pas encore été adopté comme référence nationale pour la documentation et l’investigation des cas de torture et de mauvais traitements.
Le 19 septembre 2017, le Parlement libanais a adopté la loi n° 65/2017, qui criminalise la torture. Toutefois, cette loi nécessite des amendements majeurs afin d’être conforme aux obligations internationales du Liban en vertu de la CAT. Le Comité contre la torture a notamment appelé le Liban à supprimer la prescription pour les crimes de torture, à garantir que les sanctions soient proportionnelles à la gravité des faits, et à intégrer une définition complète de la torture conforme à la Convention. Le Comité a également souligné les niveaux élevés d’impunité liés aux actes de torture.
Plus de sept ans après l’adoption de cette loi, aucune poursuite sérieuse n’a été engagée contre des auteurs présumés de torture, et la majorité des plaintes fondées sur cette loi n’ont pas fait l’objet d’enquêtes. Les plaintes des victimes sont souvent ignorées ou renvoyées devant les tribunaux militaires, en violation du principe d’un pouvoir judiciaire indépendant et impartial.
En juillet 2019, le gouvernement a nommé les membres de la Commission nationale des droits de l’homme, y compris le Mécanisme national de prévention de la torture établi par le Protocole facultatif. Toutefois, la Commission demeure incapable d’accomplir ses missions en raison de l’absence de décrets d’application, de financement et de ressources administratives adéquates.
L’affaire de Bachar Abed Saud
Le 31 août 2022, Bachar Abed Saud, réfugié syrien, est décédé un jour après son arrestation par la Direction générale de la sûreté de l’État. Selon les rapports, il aurait été torturé par un officier et quatre agents subalternes dans le centre de la sûreté de l’État à Tebnine. Malgré l’arrestation des cinq agents, l’affaire a été transférée devant le tribunal militaire, en violation des obligations nationales et internationales du Liban.
Le 1er novembre 2024, près de deux ans après son décès, le tribunal militaire de Beyrouth a rendu son verdict : tous les accusés ont été condamnés à la peine déjà purgée, après que le tribunal ait requalifié les faits de crime à délit, abandonné les accusations fondées sur la loi anti-torture, et appliqué à la place l’article 166 du Code de justice militaire, qui sanctionne les violations des règlements et instructions générales.
Ce jugement a été rendu sans justification suffisante, malgré des preuves solides montrant que la torture subie par Abed Saud en détention était la cause directe de sa mort. Cette décision contredit les conclusions de deux médecins légistes désignés par les autorités judiciaires, qui ont confirmé que le décès résultait de coups violents infligés pendant sa détention.
L’affaire d’Abdulrahman Al-Qaradawi
Le 28 décembre 2024, le poète et dissident politique Abdulrahman Al-Qaradawi a été arrêté au Liban à son retour de Syrie, sur la base d’un mandat du Conseil des ministres arabes de l’Intérieur, en lien avec des accusations à motivation politique provenant d’Égypte et des Émirats arabes unis.
Connu pour ses positions critiques à l’égard de ces deux régimes et sa défense ouverte des libertés démocratiques, Al-Qaradawi a été accusé d’incitation à des troubles et de diffusion de fausses informations. Les autorités libanaises l’ont interrogé et ont examiné les demandes d’extradition de l’Égypte et des Émirats.
En dépit des recours juridiques et des interventions urgentes d’organisations de défense des droits humains et de rapporteurs spéciaux de l’ONU, les autorités libanaises l’ont expulsé vers les Émirats le 8 janvier 2025. Il est depuis détenu au secret, privé de tout contact avec sa famille, à l’exception d’un appel d’une minute autorisé. Il demeure également privé de l’assistance d’un avocat de son choix.
Cette expulsion constitue une violation des obligations du Liban en vertu de la Convention contre la torture et du principe de non-refoulement en droit international coutumier, qui interdit d’expulser une personne vers un pays où elle risque réellement d’être soumise à la torture ou à d’autres violations graves des droits humains. L’expulsion, malgré un recours en cours et des preuves solides du risque de torture ou de mauvais traitements, soulève de vives inquiétudes quant à l’usage abusif des mécanismes de coopération judiciaire dans la région pour réprimer la dissidence.
Dans le contexte de sa disparition forcée continue depuis janvier 2025, et au regard des engagements du Liban en vertu du principe de non-refoulement et de la Convention contre la torture, les autorités libanaises doivent procéder à un réexamen transparent de la décision d’expulsion d’Abdulrahman Al-Qaradawi, engager un dialogue officiel avec les autorités émiraties pour garantir sa sécurité, révéler son sort et son lieu de détention, et garantir son droit à un avocat et à communiquer avec sa famille.
Recommandations
Nous, les signataires, appelons les autorités libanaises à prendre les mesures urgentes suivantes :
Respecter les obligations internationales en vertu de la Convention contre la torture et de son Protocole facultatif, et mettre en œuvre les recommandations du Comité des Nations Unies contre la torture;
Reconnaître la compétence du Comité contre la torture à recevoir des plaintes individuelles conformément à l’article 22 de la Convention, et renforcer les mécanismes de recours;
Renvoyer toutes les affaires de torture devant les juridictions ordinaires, conformément à l’article 15 du Code de procédure pénale, et garantir des procès équitables et transparents;
Mener des enquêtes rapides, indépendantes, efficaces et impartiales sur toutes les plaintes de torture et de mauvais traitements;
Adopter une loi garantissant l’indépendance du pouvoir judiciaire, conformément aux normes internationales, en particulier pour les affaires de torture;
Publier les rapports du Sous-comité des Nations Unies pour la prévention de la torture concernant le Liban, afin de renforcer la transparence et la responsabilité;
Adopter le Protocole d’Istanbul comme référence obligatoire dans les enquêtes médicales et judiciaires, et former les juges et médecins légistes à son contenu;
Amender la loi n° 65/2017 relative à la criminalisation de la torture afin d’inclure une définition précise et complète du crime, d’abolir la prescription, de prévoir des peines proportionnées à la gravité du crime, et de limiter la compétence aux tribunaux ordinaires;
Permettre à la Commission nationale des droits de l’homme de remplir immédiatement ses fonctions en émettant les décrets d’application nécessaires et en lui fournissant les ressources adéquates;
Mettre en place des programmes de soutien et de réhabilitation spécifiques pour les victimes de torture, ainsi que pour les réfugiés soumis à des expulsions forcées, et garantir leur accès aux services médicaux, psychologiques et juridiques.
Signataires :
Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT – France)
Access Center for Human Rights (ACHR)
Fondation Alkarama
Amnesty International
Association des victimes de la torture (AVTT)
Centre Cedar pour les études juridiques (CCLS)
Forum égyptien des droits de l’homme (EHRF)
Réseau euro-méditerranéen des droits (EuroMed Rights)
HuMENA pour les droits humains et l’engagement civique
Justice pour les droits de l’homme
Groupe MENA pour les droits humains (MRG)
Fondation de recherche
Omega Proud Lebanon
La Plateforme juridique (Legal Agenda)
Institut Tahrir pour les politiques du Moyen-Orient (TIMEP)
Organisation TAWASOL pour les droits de l’homme
Organisation mondiale contre la torture (OMCT)