Examen périodique universel (EPU)
Quatrième session du 02 au 13 février 2009
1er septembre 2008
1. Contexte
La Jordanie est une monarchie constitutionnelle où le roi concentre les pouvoirs législatif et exécutif. Il est le chef de l'Etat, le chef suprême des armées et nomme le chef du gouvernement et le conseil des ministres. La Constitution date de 1952 et a été modifiée en 1992. Le parlement comprend un sénat composé de notables désignés par le roi (madjlis al-a'yan) et une chambre de 110 députés élus par un collège électoral (madjlis annuwwab).
L'actuel roi de Jordanie, Abdallah II a accédé au trône en 1999.
Sous le règne de son père, la levée de l'état d'urgence, l'abolition de la loi martiale et la libération des prisonniers politiques avaient été décidées en 1992. De nouvelles lois sur les partis politiques, la presse et les publications ont été promulguées à la même période autorisant la formation de partis d'opposition.
La Jordanie qui a ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques en 1975 n'a cependant pas incorporé ses principes dans le droit interne. Le dernier rapport périodique soumis au Comité des droits de l'homme date de 1992. Depuis, elle n'a plus soumis de rapport accusant ainsi un retard de 12 années.
Elle a également ratifié la Convention contre la torture en 1991 mais ne reconnaît pas la compétence du Comité contre la torture pour examiner des plaintes individuelles (art. 22 de la Convention). De même elle n'a pas ratifié le protocole optionnel de cette Convention qui permet les visites préventives dans tous les lieux de détention. Le dernier rapport périodique soumis au Comité contre la torture l'a été en 1994 ; elle accuse également un retard de plus de 10 années.
Deux semaines après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, les autorités jordaniennes ont introduit des amendements au Code pénal : La définition du " terrorisme " est élargie, prévoyant de nombreuses mais vagues infractions, restreignant la liberté d'expression et étendant le champ d'application de la peine capitale et de la détention à perpétuité. Cette Loi amendant le Code pénal est entrée en vigueur le 2 octobre 2001 alors que des vagues d'arrestations étaient en cours, notamment à la suite de trois manifestations organisées à Amman et à Zarqa. De nombreuses personnes arrêtées et détenues au secret pendant de longues périodes l'ont été uniquement en raison de leurs opinions politiques et n'avaient ni eu recours ni appelé à la violence.
A la suite d'attentats à la bombe le 9 novembre 2005 dans trois hôtels à Amman qui ont causé la mort de 60 personnes et blessé des centaines d'autres, les autorités jordaniennes ont publié un projet de loi relatif à la prévention du terrorisme. Cette nouvelle loi, entrée en vigueur le 1er novembre 2006, n'est pas conforme aux obligations internationales du pays.
La Direction générale du renseignement ( GID - Da'irat al-Mukhabarat al'amma) est le principal service chargé de la sécurité intérieure et à ce titre responsable de l'arrestation, la détention et les interrogatoires des personnes suspectées de terrorisme ou considérés comme des opposants politiques. Ses agents recourent systématiquement à la torture et agissent dans une impunité totale.
La lutte contre le terrorisme est menée, sur le plan international, en coopération avec notamment les Etats-Unis. Dans ce cadre, la Jordanie joue un rôle de " sous-traitance " en permettant que des suspects soient transférés dans ses centres de détention et soumis à la torture.
Les autorités jordaniennes ont introduit une séries de mesures destinées à montrer leur volonté à respecter les droits de l'homme : création d'un Centre national des droits de l'homme en 2002, autorisation des visites de la Croix rouge dans les prisons, ainsi que le centre de la GID à Amman, visite de M. le Rapporteur spécial sur la torture en 2006, mais ces mesures n'ont pas apporté d'amélioration notoire à la situation des droits de l'homme dans le pays.
2. Les lois au service de la lutte contre le terrorisme
Deux semaines après les attentats du 11 septembre 2001, des modifications au Code pénal et notamment dans la définition du " terrorisme " ont été introduites. Celle-ci réduit la liberté d'expression et multiplie le nombre d'infractions passibles de la peine de mort. La plupart de ces amendements sont devenus effectifs durant l'année 2003.
Le 1er novembre 2006, la nouvelle loi sur la prévention du terrorisme a été promulguée. Cette loi est contraire aux normes internationales relatives à la protection des droits de l'homme dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et à la résolution 1566 (2004) du Conseil de sécurité de l'ONU.
Elle donne en effet une définition des " activités terroristes " tellement extensive qu'elle autorise en pratique l'arrestation et la détention de personnes qui n'ont fait qu'exprimer pacifiquement des opinions sur la politique du royaume. Elle criminalise le soutien direct ou indirect au terrorisme sans toutefois distinguer entre les intentions des personnes incriminées. Celles qui, par exemple, ont apporté une contribution ou un financement à une organisation caritative qui a, par la suite, été déclarée par les autorités comme une " organisation terroriste " sont poursuivies pénalement.
La loi antiterroriste prévoit également que des personnes peuvent être arrêtées, jugées et condamnées pour avoir diffamé les responsables de l'Etat ou diffusé des informations fausses ou exagérées à l'extérieur du pays, susceptibles de porter atteinte à la " dignité du pays ".
De plus, le texte accorde un pouvoir renforcé aux services de sécurité qui peuvent arrêter et placer en détention toute personne qu'elles soupçonnent de terrorisme, et en premier lieu, à la Direction générale du renseignement qui est chargée de l'interrogatoire de suspects politiques et dont les agents sont accusés d'employer systématiquement la torture.
Le Rapporteur spécial sur la protection et la promotion des droits humains et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste a constaté que cette loi accorde des prérogatives, notamment à la Cour de sûreté de l'État, qui violent le droit à la liberté, la circulation, l'intimité et à la présomption d'innocence. Elle autorise la surveillance du domicile et des déplacements d'un suspect, le contrôle de ses communications, les perquisitions et prévoit l'interdiction de voyager.
Le Code de procédure pénale dispose qu'une personne arrêtée doit être présentée devant un juge dans les 24h qui suivent. Dans la réalité les personnes arrêtées sont souvent détenues par les services de sécurité pendant une longue durée, parfois des mois, avant d'être déférées devant une autorité judiciaire. Lorsqu'elles sont soupçonnées d'activités terroristes ou de soutien à celles-ci, elles sont généralement détenues dans des locaux de la Direction générale du renseignement (GID).
3. Absence d'indépendance de la Justice
La Cour de sûreté de l'État est compétente dans les affaires liées à la sécurité de l'Etat, aux crimes financiers et aux trafics de drogue. Celle-ci est composée de deux juges militaires et d'un juge civil. Les juges peuvent être révoqués à tout moment par une décision de l'exécutif. Cette juridiction peut être considérée comme un tribunal d'exception ; les Comités contre la torture et des droits de l'homme recommandaient d'ailleurs déjà en 1995 aux autorités jordaniennes " d'abolir les tribunaux d'exception comme la Cour de sûreté de l'État ", recommandation qui n'a pas eu de suite.
La coopération entre la Direction générale du renseignement et la Cour de sûreté de l'Etat est très étroite. Ainsi par exemple, le procureur est un officier militaire et son bureau se trouve dans les locaux mêmes de la GID.
Les interrogatoires des agents de la GID ont pour objectif l'obtention d'" aveux " des suspects que la Cour de sûreté de l'Etat devant laquelle ils comparaissent utilisent contre eux. Les allégations de torture ne sont généralement pas prises en compte et les procès devant cette juridiction sont souvent inéquitables, les " aveux " extorqués constituant la base de la condamnation.
A l'audience de jugement, les accusés se plaignent systématiquement d'avoir subi des tortures au cours de leurs interrogatoires ; la Cour de sûreté n'a cependant jamais ordonné d'enquête et a même prononcé des condamnations à mort sur la seule base d'aveux extorqués sous la torture. Un rapport d'Amnesty International a d'ailleurs confirmé ces pratiques (1) . Certains témoignages font même état de prolongation de la garde à vue quand un détenu se plaint d'avoir subi des tortures.
Les jugements de la Cour de sûreté peuvent faire l'objet d'un recours au niveau de la Cour de cassation. Très souvent celle-ci confirme les condamnations prononcées sans prendre davantage en compte les allégations de torture. Même lorsque la Cour de cassation annule une condamnation pour cette raison, aucune investigation n'est ordonnée afin d'établir les responsabilités de ces actes.
4. Arrestation et détention arbitraires
La loi interdit l'arrestation et la détention arbitraires. Dans la pratique, elles sont courantes. Elles sont le fait de plusieurs services, parmi lesquels la Direction de la sécurité publique (PSD) qui contrôle les fonctions de police et relève du ministre de l'Intérieur.
Mais, là aussi, c'est principalement la Direction générale du renseignement (GID) qui est un service de renseignement militaire, placé sous la responsabilité directe du Premier ministre, qui est responsable du plus grand nombre de détentions arbitraires. Sa mission principale de lutte contre le terrorisme place la GID au dessus des autres services de sécurité qui doivent la seconder si nécessaire.
Les prérogatives de la GID en matière de détention sont définies par les dispositions de la loi relative à la Cour de sûreté de l'Etat. Celle-ci autorise l'arrestation de toute personne suspecte de crimes contre la sécurité de l'Etat qui de par leur nature relève de cette Cour. Le maintien en détention sans charge ni jugement est prévu par cette loi pour une durée de 7 jours, que le parquet peut renouveler. En pratique, cette détention peut être prolongée durant des semaines ou des mois.
La nouvelle loi sur la prévention du terrorisme de 2006 prévoit une durée de garde à vue de 2 semaines qui peut sans raison être prolongée par le Procureur.
La GID est le principal service responsable de violations des droits des détenus politiques. Ses membres disposent de larges prérogatives et agissent anonymement ce qui renforce leur impunité. Les personnes détenues dans les locaux de la GID n'ont aucun contact avec le monde extérieur, ni avec leur famille, ni avec un avocat.
Déjà en 1994, le Comité des droits de l'homme recommandait que les lieux de détention relevant du Service central des renseignements soient placés sous le strict contrôle des autorités judiciaires.
Le Comité contre la torture regrettait pour sa part en 1995 que " le quartier général du service des renseignements généraux soit devenu une prison officielle, que les membres des forces armées soient habilités à agir en qualité de procureur, qu'ils aient la faculté de placer des suspects, qu'ils soient militaires ou civils, en détention au secret jusqu'à la fin de l'interrogatoire, pour des périodes pouvant aller jusqu'à six mois, et que les détenus n'aient pas la possibilité de voir un magistrat, un avocat ou un médecin. "
Des rapports continuent de faire état de détention arbitraire dans les postes de police et des bâtiments administratifs. Selon Human Rights Watch, en 2006, les gouverneurs des provinces maintenaient en détention administrative 11 597 personnes sans que des charges aient été retenues contre elles et sans qu'elles aient été présentées devant un juge (2) .
Les citoyens sont privés de protection contre les arrestations arbitraires puisque le procureur peut initier des poursuites sans contrôle judiciaire. Les charges ne font pas l'objet d'un examen par un tribunal indépendant au cours de l'enquête et les accusations sont formulées d'une manière particulièrement vague comme l' " accord entre deux ou plusieurs personnes en vue d'exécuter un crime par des moyens spécifiques " ; ouvrant ainsi la porte à de très graves abus.
Alkarama avait soumis le 17 avril 2007 une communication au Groupe de travail sur la détention arbitraire à propos de M. Issam Mohamed Tahar Al Barqaoui Al Uteibi. Ce théologien connu en Jordanie et dans le monde arabe avait été arrêté le 28 novembre 2002 avec 11 autres personnes accusées de " complot en vue de commettre des actions terroristes ". Cette arrestation était intervenue à la suite de déclarations publiques à caractère politique. Il avait été détenu au secret pendant près d'une année et torturé à de nombreuses reprises. Il a été privé du droit de constituer un avocat de son choix ainsi que de celui de contester la légalité de sa détention. Déféré devant la Cour de sûreté de l'Etat, il a été acquitté par jugement rendu le 27 décembre 2004. Il n'a toutefois pas été libéré mais détenu encore 06 mois au secret dans les locaux de la GID du 27 décembre 2004 au 28 juin 2005, période au cours de laquelle il a de nouveau été torturé à plusieurs reprises.
Libéré à cette dernière date, il a accordé une interview à la chaîne satellitaire Al Jazeera le 04 juillet 2005 dans laquelle il a exprimé sa condamnation de l'occupation militaire américaine en Irak. Il a de nouveau été arrêté le lendemain 05 juillet 2005. Il n'a jamais été jugé et ses droits les plus fondamentaux ont été violés. Le Groupe de travail a rendu un avis en novembre 2007 considérant que sa détention était arbitraire. M. Al Uteibi a enfin été libéré le 12 mars 2008 près de trois ans après sa dernière arrestation.
5. La torture
La législation pénale jordanienne n'a pas adopté une définition de la torture conforme à l'article premier de la Convention contre la torture.
De nombreux témoignages et rapports font état de l'emploi de la torture notamment lors de la période de garde à vue. Même l'organisation nationale des droits de l'homme rapporte des cas de torture. Pour la période juin 2003 à décembre 2004, elle affirme avoir reçu 250 plaintes pour " mauvais traitements ". Le rapporteur spécial de l'ONU sur la torture, quant à lui, a effectué une visite en Jordanie en juin 2006. Dans son rapport final il affirme que " la torture est pratiquée systématiquement " par la Direction générale du renseignement.
Les pratiques les plus couramment employées par les agents de la GID sont le passage à tabac, les coups avec des câbles, cordes, tuyaux en plastiques, cravaches etc. sur tout le corps, sur les plantes de pieds (falaqa), le maintien forcé dans des positions douloureuses pendant une longue durée, la privation de sommeil, les injections provoquant des états d'anxiété extrême, humiliations, menaces de viol de la victime et de membres de sa famille, électrochocs, l'isolement prolongé.
Les abus sont d'autant plus répandus au sein de la GID qu'il existe une collaboration étroite avec les juges de la Cour de sûreté de l'Etat et que la durée de garde à vue au secret peut être prolongée jusqu'à six mois (art. 114.1 du Code de procédure pénale). Cette disposition est en contradiction avec la nécessité d'un contrôle judiciaire indépendant de l'arrestation et la détention.
6. La lutte contre le terrorisme dans le contexte international
La Jordanie entretient une coopération intense avec les Etats Unis dans la lutte contre le terrorisme. Cette coopération s'est encore intensifiée après les attentats du 11 septembre 2001. Dans ce cadre, la Jordanie a joué un rôle important dans le transfert et la détention de personnes soupçonnées d'activités terroristes. Celles-ci ont été souvent emprisonnées à Wadi Sir, quartier général de la GID, et soumises à la torture. Les personnes transférées ne sont pas nécessairement de nationalité jordanienne ou considérées comme une menace pour la Jordanie. En fait, la Jordanie a joué un rôle de sous-traitance pour la CIA en particulier dans les premières années qui ont suivi les attentats aux Etats-Unis.
Alkarama avait porté à la connaissance du Groupe de travail sur la détention arbitraire le cas de M. Djamel Ahmed Khalifa , de nationalité saoudienne, arrêté à San Francisco aux Etats unis en raison de son lien de parenté avec Oussama Ben Laden puis transféré secrètement en Jordanie après quatre mois d'emprisonnement ; il y a été sauvagement torturé pendant deux mois avant d'être expulsé vers l'Arabie Saoudite. Il a été plus tard été victime d'un assassinat à Madagascar.
De nombreux témoignages de détenus libérés rapportent que les prisonniers transférés par les Etats Unis en Jordanie avaient été systématiquement cachés lors des visites des locaux de la GID par la Croix rouge internationale.
7. Recommandations
La Jordanie devrait se conformer aux recommandations formulées par les Comités des droits de l'homme (10/08/1994, CCPR/C/79/Add.35) et de la torture (26/07/1995 A/50/44), notamment :
- En abolissant la Cour de sûreté de l'Etat et les législations d'exception la régissant.
- En plaçant tous les services de sûreté de l'Etat et en premier lieu la Direction générale du renseignement (GID) sous la seule autorité du procureur général et en instaurant un contrôle indépendant de ces services.
- En limitant les pouvoirs de la GID et en assurant une séparation des pouvoirs, en droit et dans la pratique, entre les autorités chargées de la détention des suspects et celles responsables des enquêtes préliminaires.
En conséquence la Jordanie devrait dans l'immédiat:
-Mettre fin à la pratique de la détention au secret en plaçant tous les lieux de détention sans exception sous le strict contrôle des autorités judicaires.
- placer immédiatement sous la protection de la loi toutes les personnes actuellement détenues au secret et les autoriser à saisir un tribunal impartial et indépendant pour examiner la légalité de leur détention.
-Transférer toutes les personnes dont le maintien en détention est jugé nécessaire par un tribunal indépendant dans un centre de détention où elles doivent jouir de la plénitude de leurs droits et de garanties conformes aux obligations de la Jordanie en matière de droits de l'homme.
- Mettre fin à la pratique de la détention administrative et procéder à la libération immédiate de toutes les personnes détenues par les gouverneurs des provinces sans que des charges aient été retenues contre elles et sans qu'elles aient été présentées devant un juge.
- Instituer la garantie d'accès sans délai de tous les détenus à un avocat de leur choix.
- Enquêter rapidement et en toute indépendance sur toutes les allégations de torture ou d'autres mauvais traitements et traduire en justice les auteurs de tels actes et exclure de la procédure pénale toutes preuves ou déclarations obtenues par la torture.
- Mettre fin à la participation de la Jordanie aux "restitutions" et autres transferts secrets de prisonniers victimes de disparition forcée et rendre public les noms et autres détails de toutes les personnes qui ont été détenues ou transférées par la Jordanie dans ce contexte.
Sur le plan normatif :
- Mettre sa législation interne en conformité avec ses obligations découlant de sa ratification des instruments internationaux en amendant notamment le code de procédure pénale et en abrogeant toute disposition contraire au Pacte.
- l'Etat devrait faire la déclaration au titre de l'article 22 de la Convention contre la torture et ratifier le Protocole facultatif entré en vigueur le 22 Juin 2006 et s'engager à permettre un suivi indépendant de tous les lieux de détention conformément aux dispositions du protocole.
Notes:
2. http://hrw.org/englishwr2k8/docs/2008/01/31/jordan17607.htm