Egypte : Le projet de loi sur la protection des témoins doit respecter le droit international

Les témoins jouent un rôle essentiel dans le processus judiciaire; il est impératif de leur garantir un environnement dans lequel ils sont protégés et peuvent s'exprimer sans crainte pour leur sécurité.

Ce sujet est particulièrement sensible en cette période où se multiplient violations diverses et procès symboliques du régime précédent. Nombreux sont les Egyptiens qui cherchent en vain une justice qui demeure absente.

C'est pourquoi nous espérons que le projet de loi concernant la protection des témoins, des informateurs et des experts actuellement en discussion au Conseil d'Etat ne sera pas qu'une tentative formelle de respecter les accords de l'ONU ratifiés par l'Egypte, lesquels réglementent la lutte contre la corruption ainsi que la protection des témoins et des informateurs dans les affaires judiciaires.

L'article 25 de la Convention contre la Corruption prévoit l'adoption par les Etats Parties de mesures législatives et autres contre l'usage de la force, de la menace, de l'intimidation et de la promesse d'un avantage en échange d'un faux témoignage. Il stipule également l'interdiction d'interférer dans le témoignage ou de présenter des éléments de preuves relatifs à la perpétration de crimes couverts par la Convention.

L'article 32 de cette même Convention précise en outre que les Etats Parties se doivent d'adopter des mesures en accord avec leur propre système judiciaire afin d'assurer une protection efficace des témoins et de leurs proches qui pourraient être victimes de représailles ou d'intimidations.

Cependant, après examen de la Convention des Nations Unies contre la Corruption signée en 2003 et ratifiée en 2005 par l'Egypte, nous constatons que le projet de loi de protection des témoins actuellement en discussion au Conseil d'Etat ne satisfait pas aux principes minimums du droit international. Ce laconique projet de loi de 10 courts articles ne donne pas la preuve d'une volonté politique réelle et sérieuse de mettre fin à la corruption et de protéger les témoins, ce qui s'avère pourtant essentiel dans un pays rongé par la corruption et les violations depuis de longues décennies.

Elément fondamental de la lutte contre les crimes et la corruption, la protection réelle et efficace que doit offrir l'Etat aux témoins encourage ces derniers à collaborer avec la justice et à faire avancer le processus judiciaire.

Le ministère de la Justice a affirmé que cette loi donnerait lieu à un "dialogue social" dans lequel seront entendues toutes les propositions et particulièrement celles des organisations de la société civile. C'est pourquoi l'accord de principe du Conseil d'Etat sur le rapport de la Commission des Affaires Législatives et Constitutionnelles en ce qui concerne la protection des témoins nous a surpris. Nous invitons donc le pouvoir législatif à ne pas précipiter l'adoption définitive du projet afin que le dialogue social ait lieu et participe à l'amélioration de la loi.

Suivent quelques remarques concernant ce projet de loi.

Définition du statut de témoin

Notons que le statut de témoin n'est pas défini avec précision dans le projet de loi, pas plus que ne le sont les affaires criminelles dans lesquelles la protection de ces personnes s'avère nécessaire.
Certains pays appelle témoin toute personne susceptible de subir des menaces en raison de ses relations avec une affaire criminelle, ce qui inclut par exemple les juges, les informateurs, les membres du Ministère Public et les traducteurs. D'autres pays en revanche réservent ce statut aux personnes qui témoignent devant le tribunal ou participent de fait aux procédures judiciaires.
La définition du statut de témoin a un impact décisif sur les personnes à protéger. Il est évident que plus cette définition est large, plus efficace elle est pour garantir la justice. Le projet de loi égyptien ne retient cependant même pas la définition la plus restreinte (celle qui ne considère témoin que la personne qui se présente devant le tribunal) et ne parvient pas à assurer la protection des proches qui pourraient faire l'objet de menaces. Ce projet n'assure en effet de protection qu'aux membres de la famille du témoin jusqu'au second degré seulement. Au Kenya, en République tchèque ou au Canada par exemple, le lien de sang avec le témoin n'est pas obligatoire pour bénéficier de la protection de l'Etat lors d'une affaire judiciaire et peut s'appliquer à toute personne en relation avec le témoin, qu'elle soit familiale, amicale ou professionnelle. Accorder la protection de l'Etat selon la définition la plus large possible est pourtant essentiel et particulièrement dans les pays fortement corrompus.

Application de la loi

Pour que les citoyens accordent leur confiance dans le programme de protection des témoins, particulièrement en période de transition comme actuellement, il est indispensable que la loi précise ses moyens d'action ainsi que les sources et les montants de son financement.
La plupart des pays s'étant dotés d'une loi de qualité en matière de protection des témoins a cependant connu des difficultés à la faire appliquer. C'est le cas par exemple de la Croatie, dont la faiblesse des ressources, de la formation et des possibilités technologiques ont conduit à l'échec de l'application de la loi, malgré sa qualité.
Cet échec est apparu clairement en septembre 2005 lorsque les instances judiciaires ont dû faire face à des difficultés extrêmes pour recueillir des témoignages contre Mirko Norac et Rahim Ademi, accusés de crimes de guerre. En dépit de la protection formellement assurée par la loi, les témoins craignaient pour leur sécurité. Une situation que connaitra vraisemblablement l'Egypte, malheureusement, même si la loi s'avère finalement être de bonne qualité. Voilà pourquoi il est nécessaire que le projet de loi précise le financement de ce système de protection, ainsi que la formation et les liens avec la société, outils qui garantiront l'équilibre en la qualité et l'exhaustivité de la loi et son application efficace.

Administration de la protection

Le projet de loi stipule que le système de protection des témoins relève du Ministère de l'Intérieur. Ce Ministère étant lui-même impliqué dans de nombreuses affaires qui nécessitent justement la protection des témoins et ses fonctionnaires terrorisant parfois eux-mêmes des personnes protégées dans les commissariats (particulièrement dans des cas de torture), il n'est pas raisonnable de le rendre responsable de ce système de protection. Nous proposons en revanche que la responsabilité en soit confiée à l'appareil judiciaire égyptien, ou au moins au Procureur Général. Et ceci d'autant plus que c'est la démarche adoptée dans de nombreux pays comme la Colombie, les Pays-Bas et les USA. La Constitution égyptienne prévoit la nomination d'une Commission Nationale de lutte contre la corruption à laquelle pourrait également être confiée la protection des témoins.

Encouragement vs intimidation
Le principe des lois de protection des témoins repose sur l'encouragement des témoins à communiquer leurs informations avec la justice. Nous constatons pourtant que le projet de loi égyptien prévoit une peine de prison ferme à l'encontre du témoin qui aurait menti alors qu'il était sous protection. Logique sur le plan formel, cet article va cependant dissuader les personnes de témoigner. En effet, dans la plupart des cas, les témoins ne sont pas en possession d'informations claires ou complètes. Les menacer de prison ferme en cas de mensonge va les éloigner des tribunaux, d'autant que l'article ne précise pas ce qu'il entend par mensonge.

Le principe d'encouragement des témoins est encore mis à mal par une proposition consistant à renforcer les sanctions envers les personnes qui refuseraient de témoigner, dans le cas par exemple où leur collaboration avec la justice présenterait un danger pour leur sécurité. L'article 279 du Code des Procédures Pénales – qui n'a pas été révisé depuis longtemps - prévoit une peine actuelle oscille entre 10 et 50 livres égyptiennes. Nous considérons que ce durcissement des sanctions à l'encontre des personnes qui refuseraient de témoigner est inique et contraire au principe de base de toute loi de protection des témoins.

Par ailleurs, l'article 2 de ce projet de loi oblige l'Etat à offrir une compensation financière à un témoin qui serait victime d'une agression alors qu'il est sous protection. Cependant, cet article lacunaire omet de préciser la durée de la protection : l'Etat pourrait ainsi contourner son obligation de compenser la personne qui aura subi le préjudice au prétexte d'avoir risqué sa vie pour servir la justice. Cet article ne prévoit en outre aucune compensation dans le cas où la personne agressée serait un proche du témoin.

D'autre part, bien que l'article 4 mette l'accent sur la confidentialité des déclarations des témoins sous protection, l'expression « sauf dans les cas prévus par la loi » ouvre la brèche à différentes interprétations, d'autant plus que ces cas ne font l'objet d'aucune définition.
Aucune mention n'est faite non plus d'interdire aux médias de publier quelque information que ce soit qui révèlerait l'identité du témoin et pourrait donc le mettre en danger. Cette mesure est pourtant un élément indispensable pour assurer la protection la plus efficace possible aux témoins.

Institutions de la justice transitionnelle

Le projet de loi ne prend pas en compte la nature particulière de la situation que connait actuellement le pays et qui nécessite d'adopter un système de justice de transition. Il doit être ainsi explicitement précisé dans la loi que les témoins bénéficieront de la protection de l'Etat quand ils se présenteront devant les tribunaux, mais également devant toute instance participant au processus judiciaire comme les commissions d'enquête.
Ce projet de loi restreint cette protection aux affaires criminelles en dépit du fait que de nombreuses affaires de corruption au sein de l'appareil gouvernemental trouvent racine dans l'Administration. C'est pourquoi nous proposons de remplacer dans le texte l'expression « affaires criminelles » par « affaires pénales», qui inclut les affaires disciplinaires au même titre que les criminelles.

De la même façon, et en lien avec ce qui vient d'être précisé, le projet de loi restreint le statut des « autorités chargées de l'enquête » au seul Procureur Général, négligeant ainsi les autres autorités chargées de l'enquête, comme le Ministère Public. Cela limite le champ de protection des témoins, d'autant plus que ce Ministère réalise principalement ses enquêtes sur la base des plaintes des citoyens dans des affaires de corruption et de détournement financier, ce qui était à l'origine le but principal de la promulgation de la loi.

Changement d'identité

L'article 6 de ce projet de loi ne mentionne par ailleurs pas le changement d'identité, élément tout à fait essentiel pourtant pour la protection des témoins. En effet, la plupart des lois de ce genre prévoient des changements de résidence ou de données personnelles sur les papiers officiels, sans que cela porte bien sûr préjudice aux droits des tiers dont serait redevable de façon physique ou morale le témoin.

Les organisations signataires (dans l'ordre alphabétique)
- Cairo Institute for Human Rights Studies 

- Egyptian Initiative for Human Rights 

- Fondation Alkarama